Intervention en séance publique
de M. David Assouline, rapporteur

Lundi 17 février 2014

Madame la présidente,

Madame la ministre,

Madame la présidente de la commission,

Mes chers collègues,

En ce début d’année, l’actualité sociale du journal Libération illustre une nouvelle fois les difficultés financières considérables auxquelles est confrontée la presse imprimée, conséquence d’évolutions technologiques, économiques et sociales concomitantes.

Depuis 2008, les résultats sont inquiétants et la dégradation, qui s’est accentuée en 2013 avec une diminution de 8 % du chiffre d’affaires, n’épargne aucune catégorie de presse. La majorité des quotidiens nationaux ont vu leurs ventes diminuer : Libération bien sûr, mais également L’Équipe et Le Parisien. Certains titres ont mieux résisté, comme Le Monde et Le Figaro, mais seuls Les Echos et La Croix affichent une croissance positive bien qu’inférieure à 1 %. La presse quotidienne régionale, avec une diminution de 4 % de son chiffre d’affaires en 2013, ne connaît pas une situation moins précaire.

L’État, pour des raisons tant économiques que philosophiques, est traditionnellement garant du maintien d’une presse suffisamment puissante et diversifiée pour être indépendante.

À cet effet, les éditeurs bénéficient d’un système d’aides aussi complexe qu’hétéroclite, au sein duquel il convient de distinguer les aides directes ciblées des aides indirectes généralistes de nature fiscale, dont le taux super réduit de TVA à 2,1 % constitue le cœur.

La presse quotidienne a été exemptée du paiement de la TVA dès son instauration par la loi du 10 avril 1954 portant réforme fiscale, sur l’argument du soutien de la diversité des opinions et des moyens de les exprimer. Elle a ensuite bénéficié, à compter de 1977, d’un taux super réduit de 2,1 %, étendu à l’ensemble des publications bénéficiant d’un numéro de commission paritaire des publications et agences de presse par la loi de finances pour 1989.

A contrario, en application de la législation européenne, les sites de presse en ligne sont soumis, pour leurs abonnements comme pour la vente d’articles à l’unité, au taux normal de 20 %, y compris lorsqu’ils sont reconnus par la commission paritaire.

In fine, sur le quasi milliard d’euros d’aides à la presse, seuls quelques dizaines de millions d’euros sont consacrés à la presse numérique. Il s’agit essentiellement des crédits du fonds stratégique pour le développement de la presse en ligne et, à la marge, de quelques aides fiscales.

Les récentes réformes du système d’aides à la presse, le plan triennal (2009-2011) issu des États généraux de la presse écrite comme les modifications que vous annoncées, Madame la ministre, en juillet dernier, n’ont pas modifié cet équilibre sous-optimal.

Pourtant, dans le contexte de crise exacerbée de la presse écrite, la modernisation du secteur, via le développement de la presse numérique, constitue un enjeu majeur pour les éditeurs. La croissance attendue du marché de la presse en ligne est estimée à 45 % par an, soit un chiffre d’affaires de 625 millions d’euros en 2017, à l’heure où les perspectives les plus optimistes relatives à la presse imprimée font état d’une diminution du chiffre d’affaires d’environ 8 % par an.

Le modèle économique de la presse digitale n’est pas unique. Aux côtés des « pure players » comme Médiapart ou Rue89 à diffusion strictement numérique, on trouve aussi des traductions numériques d’articles « papier », mais également des contenus informatifs conçus pour la version numérique d’un titre de presse imprimé vendus à l’unité ou par voie d’abonnement.

Mais une information numérique de qualité suppose des investissements coûteux d’un point de vue tant technique que rédactionnel. À titre d’illustration, les commissions liées à la distribution via les plateformes représentent environ 30 % du prix du support numérique ainsi acquis, soit une proportion identique à la prestation facturée par le réseau de distribution de la presse imprimée.

Privés parallèlement de recettes publicitaires dynamiques, les éditeurs de presse numérique peinent aujourd’hui à trouver un modèle économique rentable, d’autant plus que les faibles gains tirés de cette activité sont largement ponctionnés par le taux de TVA à 20 %.

Ainsi, pour un titre comme Le Monde, le chiffre d’affaires de la version numérique doit doubler chaque année pour compenser la diminution de la diffusion papier. S’agissant de L’Humanité, les recettes tirées de la version numérique sont inférieures de 90 % à celles d’un exemplaire « papier ». Même le site du quotidien de référence à l’échelle mondiale, le New York Times, ne parvient pas à l’équilibre économique.

Le différentiel de taux de TVA représente donc à la fois un handicap économique et un frein à la migration des abonnés « papier » vers les offres numériques, alors même qu’un certain nombre d’entre eux, pour des raisons de commodité comme par souci du développement durable, le souhaiteraient.

De manière récurrente, les éditeurs ont réclamé le rétablissement, autant que faire se peut, les conditions d’une rentabilité convenable du modèle en harmonisant les taux de TVA applicables à la presse. En mars 2011, la Déclaration de Berlin a réuni plus de 200 associations professionnelles et groupes de presse européens autour de cet objectif. En France, l’« Appel pour l’égalité fiscale » lancé par le site Médiapart en décembre dernier a recueilli plus de 30 000 signatures.

L’alignement constitue un engagement de campagne du Président François Hollande, réitéré le 16 décembre dernier à l’occasion d’une rencontre avec les éditeurs de presse. Vous-même, Madame la ministre, l’avez défendu à plusieurs reprises, tout comme de nombreux parlementaires – je me permettrai ici de citer
Marie-Christine Blandin, présidente de notre commission de la culture, et moi-même – à l’occasion des débats budgétaires.

La réforme envisagée a fait l’objet de nombreuses études, qu’il s’agisse de celle menée par Bruno Patino dans la perspective des États généraux de la presse, mais également des missions confiées à Roch?Olivier Maistre sur les aides à la presse et à Pierre Lescure sur l’adaptation des industries culturelles au numérique. Toutes, ont conclu au caractère essentiel de son application, qu’elles ont recommandée la plus rapide possible, afin de donner à la presse les moyens de sa modernisation et, partant, de son avenir.

La réforme, sous la forme d’une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale, instaure l’égalité fiscale au 1er février 2014 pour tous les titres quel que soit leur support de diffusion.

Les membres du groupe socialiste et apparentés et moi-même avons déposé sur le Bureau du Sénat, le 27 janvier, une proposition de loi identique, jointe par notre commission à l’examen du présent texte.

Le texte que nous examinons aujourd’hui procède à l’alignement du taux de TVA applicable à la presse en ligne sur celui dont bénéficie la presse imprimée.

Les sites de presse doivent au préalable avoir fait l’objet d’un agrément de la commission paritaire, qui fonde son jugement sur :

– la maîtrise éditoriale du site par la personne éditrice ;

– la production et la mise à disposition du public d’un contenu original et renouvelé régulièrement ;

– le traitement journalistique des informations et leur lien avec l’actualité ;

– enfin, l’absence de promotion d’une activité industrielle ou commerciale.

Sur la base de ces critères, proches de ceux qui s’appliquent aux publications de la presse imprimée, ont été reconnus à ce jour 650 services de presse en ligne parmi lesquels seuls ceux revêtant un caractère intégralement ou partiellement payant sont ici concernés.

Le nouveau dispositif s’applique aux opérations pour lesquelles la TVA est exigible depuis le 1er février, c’est-à-dire sur les sommes qui seront versées au 1er mars, conformément aux engagements gouvernementaux de mise en œuvre immédiate. À cette fin, une instruction fiscale relative au régime applicable aux services de presse en ligne a été diffusée le 31 janvier.

Après un vote unanime de sa commission des affaires culturelles, l’Assemblée nationale adopté, au cours de sa séance publique du 4 février, le texte de la présente proposition de loi dans les mêmes conditions, après que le Gouvernement a levé le gage figurant à l’article 2.

En supprimant la distorsion de concurrence existante est établi le principe de neutralité technologique et fiscale, qui, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, s’oppose à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables soient traitées différemment en matière de TVA.

Les démarches entreprises par la France, qui défend de longue date ce principe, visent à obtenir une modification de la directive du 28 novembre 2006 en vue de permettre l’application de taux de TVA réduits aux biens et services culturels, y compris ceux prestés en ligne.

Selon la directive précitée, chaque État peut fixer au maximum trois taux de TVA différents : un taux normal, qui ne doit pas être inférieur à 15 % et deux taux réduits, qui ne peuvent être inférieurs à 5 %.

Un taux super réduit est toléré par dérogation lorsque les États membres appliquaient, au 1er janvier 1991, des taux réduits inférieurs au seuil prévu par la directive. Mais aucun taux super réduit ne peut depuis lors être appliqué à une nouvelle catégorie de biens ou de services, conformément à la clause dite « de gel », dont bénéficie la presse imprimée, considérée comme une livraison de bien.

En revanche, la vente ou la location de biens culturels en format numérique est considérée comme la prestation d’un service fourni par voie électronique et, à ce titre, inéligible au taux réduit, et encore moins super réduit, de TVA.

En application du principe de neutralité et en soutien à une industrie culturelle particulière, la France a cependant fait fi des règles communautaires et décidé unilatéralement d’harmoniser les taux de TVA applicable au livre numérique à l’occasion de la loi de finances rectificative pour 2011.

Cette initiative a conduit la France, comme le Luxembourg qui dispose d’une législation identique, au contentieux avec la Commission européenne, sous la forme d’une procédure de manquement.

En appliquant un taux super réduit aux activités de presse en ligne, la France se met de facto en contravention avec le droit européen et s’expose à la même procédure, même si les instances européennes montrent des signes d’évolution encourageants.

Depuis 2010, la Commission, comme le Parlement européen, se sont exprimés à plusieurs reprises en faveur d’un alignement des taux de TVA sur les biens physiques et leurs équivalents numériques.

Le 8 octobre 2012, une consultation publique relative au réexamen des taux réduits de TVA a été lancée, abordant explicitement les industries culturelles. Les contributions reçues militent de manière quasi-unanime pour qu’il soit procédé à une modification de la directive dans le sens de la neutralité technologique. En conséquence, la Commission a annoncé qu’elle produirait une étude d’impact sur la question des taux de TVA et de leur possible évolution au début de l’année 2014.

Cela étant, une fois une proposition de révision de la directive adoptée, le cas échéant, par la Commission, elle demandera encore à être adoptée par le Conseil à l’unanimité des États membres avant d’entrer en vigueur. Dans ce cadre, le revirement de l’Allemagne, qui soutient désormais la position française, représente un véritable tournant.

S’agissant enfin des conséquences de la réforme d’un point de vue économique et fiscal, si l’impact d’une réduction du TVA sur la consommation dépend de la répercussion plus ou moins importante de cette diminution sur les prix fixés par les éditeurs, la mesure dégagera, en tout état de cause, une marge de manœuvre financière pour poursuivre les investissements destinés à l’innovation technologique et au renforcement de la qualité éditoriale.

Pour les éditeurs « mixtes », une partie des pertes de la presse imprimée pourra être plus justement compensée, notamment les coûts d’adaptation du modèle industriel de la presse papier. On peut également imaginer que de nouveaux acteurs pourront faire leur apparition sur le marché, alors que leur capacité à y demeurer de façon pérenne est aujourd’hui compromise par une fiscalité trop lourde.

Par ailleurs, en termes de manque à gagner fiscal, la mesure ne devrait guère être coûteuse, de l’ordre de 5 millions d’euros en année pleine, en raison du chiffre d’affaires limité de la presse numérique. Elle devrait ensuite être créatrice de recettes pour l’État grâce à l’essor de cette industrie.

Le débat à l’Assemblée nationale a évoqué les suites à donner aux redressements et contrôles fiscaux en cours concernant certains « pure players », comme Mediapart, Arrêt sur images, Terra Eco ou La lettre A, qui ont unilatéralement appliqué un taux de TVA à 2,1 % avant la mise en œuvre de la mesure. Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles et rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, a rappelé la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel sur la non-rétroactivité de la loi fiscale.

De plus, une modification du texte en ce sens, ici au Sénat, faisant abstraction de ces considérations, aurait pour conséquence de retarder son vote définitif par les deux chambres et donc l’application de la mesure, ce qui pénaliserait d’autant les médias concernés.

Je regrette cependant que, malgré les nombreuses initiatives parlementaires en ce sens, la présente réforme ait tant tardé. Il serait aujourd’hui dommage que le délai pris par les pouvoirs publics pour appliquer un taux super réduit de TVA à l’ensemble de la presse conduise à mettre en danger l’existence de certains titres.

Notre commission s’est maintes fois prononcée en faveur de l’harmonisation des taux de TVA applicables aux différentes catégories de presse sur la base de celui dont bénéficie la presse imprimée. Il s’agit en effet d’un enjeu tant économique – la presse ne peut survivre à la crise actuelle qu’en se modernisant et en tirant profit de la révolution numérique – que démocratique – la pluralité des opinions dans le cadre d’un traitement journalistique de qualité doit pouvoir se développer sur la « toile » – et juridique, en application du principe de neutralité technologique et fiscale.

C’est pourquoi, après l’avoir elle-même voté à l’unanimité, notre commission de la culture vous propose d’adopter le texte dans sa rédaction issue des travaux de l’Assemblée nationale.