SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009
QUESTION D’ACTUALITE
Séance publique le jeudi 07 mai 2009 à 15h00

Madame la Ministre,

Sans avoir votre connaissance statistique de la situation économique, chaque parlementaire, chaque élu de notre pays est actuellement directement confronté à la triste réalité de la crise sociale qui frappe aujourd’hui les Françaises et les Français. Dans ses permanences, dans ses visites de terrain, il mesure la gravité de cette crise à l’aune de la multiplication des demandes d’intervention auprès des services sociaux liées à l’impossibilité, la plupart du temps pour des salariés, de payer le loyer, la cantine des enfants, les factures d’eau ou d’électricité, sans parler du nombre croissant de bons d’alimentation distribués par les mairies.

Alors, au-delà des « signes de reprise » que la presse économique croit déceler dans les « frémissements » du marché immobilier, au-delà de l’envolée des indices boursiers depuis quelques semaines, le gouvernement auquel vous appartenez et sa majorité ont la responsabilité de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver la cohésion de la société française en évitant à des centaines de milliers de ménages de connaître la précarité et la détresse.
C’est d’ailleurs tout le sens de l’appel que lançait le président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, aux gouvernements de la Zone Euro lundi soir dernier, en pronostiquant « une crise sociale » en Europe du fait de la forte hausse attendue du chômage. « Tous les efforts doivent être orientés vers l’encadrement social et économique de cette situation » a ainsi affirmé M. Juncker, en invitant les gouvernements à amortir le choc pour les salariés appelés à perdre leur emploi et les chefs d’entreprise à éviter « les licenciements massifs et prématurés » en faisant preuve « de responsabilité sociale ».

C’est, depuis déjà plusieurs semaines, tout le sens des politiques des collectivités locales dirigées par la gauche qui, malgré le désengagement financier de l’Etat et la paupérisation organisée des services publics, déploient des moyens exceptionnels en faveur de l’économie et de l’emploi de leurs territoires : ainsi un conseil général aux moyens limités comme celui de l’Ardèche mobilise-t-il 106 millions d’euros alors que celui des Bouches-du-Rhône en réunit 1 milliard, ainsi la Ville de Paris apporte-t-elle sa garantie à 57 millions d’euros de crédits réservés aux PME alors que le conseil régional de Poitou-Charentes a voté, il y a seulement quelques jours, l’entrée de la Région au capital d’Heuliez à hauteur de 5 millions d’euros.

Or, dans le même temps, qu’observent les 50 000 nouveaux chômeurs qui s’inscrivent à Pôle Emploi, chaque mois, dans les conditions déplorables générées par votre restructuration du service public de l’emploi ?

Ils voient Dexia, sauvé de la faillite par les gouvernements belge et français au prix de 6,4 milliards d’euros de crédits publics, distribuer 8 millions d’euros de primes à ses cadres dirigeants français. Ils voient les banques, aux bilans plombés par leurs engagements dans des produits financiers complexes, demander à l’Autorité des marchés financiers d’agréer de nouveaux produits de ce type, qui n’ont pas de raison d’être moins « toxiques » que leurs prédécesseurs.

Ils voient, ils subissent aussi, souvent, la pression accrue que les directions des grandes entreprises font subir aux salariés pour diminuer, toujours plus, les coûts et accroître, toujours plus, les rendements.

Ils voient, dans le même temps, les mêmes multinationales du CAC 40 rendre publics des résultats en baisse (globalement de 42% entre 2007 et 2008) et gratifier leurs actionnaires de dividendes au moins aussi élevés que l’année passée.

Ainsi, les sociétés cotées au CAC 40 ont distribué, au titre de l’exercice 2008, près des deux tiers (64%) de leurs bénéfices nets en dividendes, soit 37,5 milliards d’euros.

Ce choix des grands groupes en faveur de la rémunération du capital s’inscrit parfaitement, malgré une récession économique historique, dans l’orientation prise par les entreprises depuis le début des années 1990 en défaveur de leur capacité propre d’investir et, donc, de développer de leur activité. C’est le directeur général de l’INSEE, Jean-Philippe Cotis, missionné par le président de la République pour étudier l’évolution du partage de la valeur ajoutée ces dernières années, qui montre dans son rapport que « les dividendes nets représentent 16% de l’excédent brut d’exploitation des sociétés non financières en 2007 contre seulement 7% en 1993 ».

Qui plus est, cette explosion des profits financiers au détriment de l’investissement dans le capital productif s’est accompagné d’une dérive exponentielle des plus hautes rémunérations – celles supérieures à 200 000 euros annuels -, dont la part dans la masse salariale n’a cessé de progresser au cours des dix dernières années.

Dans ce contexte, la question que François Rebsamen porte au nom du groupe socialiste est de celles que se posent, tous les jours, beaucoup de nos concitoyens, qu’ils soient artisans ou patrons de PME réduits au dépôt de bilan à cause de banques ayant coupé le « robinet du crédit » ou qu’ils soient salariés menacés par le chômage et la précarité. Dans ce contexte, votre réponse, Mme la Ministre, est donc attendue bien au-delà de ses bancs.

Elle est attendue notamment par les centaines de salariés de Total, victimes de la restructuration des branches « pétrochimie » et « raffinage » en France, que le quatrième groupe pétrolier mondial a eu l’indécence de rendre publique concomitamment à l’annonce d’un résultat net au titre de l’exercice 2008 constituant le plus important bénéfice jamais réalisé par une entreprise française en valeur, soit 13,92 milliards d’euros.

Que la France dispose, dans un secteur aussi stratégique que l’énergie, d’un incontestable leader mondial, tout le monde s’en félicitera. Que l’activité de cette entreprise soit très profitable, personne ne s’en plaindra. Mais que cette rentabilité, qui est largement le fruit du travail et des efforts de productivité des milliers de salariés de Total, enrichisse principalement les actionnaires, là, il y a problème.

En effet, ce n’est pas le niveau en soi du bénéfice réalisé par Total qui pose question, mais la manière dont les dirigeants du groupe ont décidé de le répartir : en distribuant un dividende total de 5,4 milliards d’euros, Total s’installe résolument comme le « champion des dividendes » du CAC 40, pour reprendre les termes d’un hebdomadaire financier.

5,4 milliards d’euros à comparer aux 109 millions d’euros versés aux employés au titre de l’épargne salariale et aux 50 millions d’euros que le groupe pétrolier a généreusement proposé d’affecter au Fonds d’investissement des expérimentations pour les jeunes : les dirigeants de Total se donnent ainsi bonne conscience à peu de frais et le secrétaire d’Etat Wauquiez peut faire semblant de ne pas avoir crié au scandale en vain.

Quant aux jeunes auxquels le plan de Martin Hirsch n’offre que quelques centaines de contrats aidés, précaires et sous-qualifiés, quant aux salariés des sites de Total touchés par les 550 suppressions de postes prévues, quant à ceux des sous-traitants et des fournisseurs des activités concernées du géant pétrolier, ils n’ont qu’à ravaler, en silence, leur humiliation.
Pour éviter que le silence de l’humiliation ne se transforme en colère politique, il faudrait que ce gouvernement et sa majorité renonce à leur désastreuse politique fiscale, qui n’est pas loin de s’apparenter à une politique de classe.

Or, lorsque l’on entend des responsables politiques de droite du niveau et de la compétence d’Alain Juppé préconiser de suspendre temporairement l’application du bouclier fiscal, on ne peut que se révolter en lisant le secrétaire général de l’UMP affirmer à un grand quotidien, très récemment, qu’« augmenter les impôts serait une absurdité ».

Oserez-vous faire de même, Mme la Ministre, alors que les besoins de soutien de l’économie par l’intervention directe des pouvoirs publics sont immenses et que le déséquilibre des finances publiques va rapidement devenir insupportable ?

Oserez-vous faire de même alors que la société française appelle, quasiment d’une seule voix, à moins d’inégalité et à plus de solidarité ? Quand le chef de l’Etat comprendra-t-il donc que le bouclier fiscal est la grande erreur de son quinquennat et qu’une autre politique est possible ?

Vous qui connaissez si bien les Etats-Unis Mme la Ministre, il ne vous aura pas échappé que le président Obama vient d’annoncer une réforme fiscale visant à s’assurer que les firmes multinationales acquittent bien à l’Etat fédéral l’impôt de 35% sur les bénéficies auquel elles sont normalement assujetties et auquel elles échappent par des stratégies de défiscalisation et d’évasion fiscale. L’objectif affiché par l’administration américaine est de récupérer 210 milliards d’euros de recettes fiscales sur dix ans.

Si le président Sarkozy veut sortir de la posture du volontarisme politique pour réellement agir en faveur de l’intérêt général, il lui reste à prendre des mesures courageuses et déterminées en ce sens, comme celles qui consisteraient à soumettre les bénéfices commerciaux aux cotisations sociales ou à conditionner véritablement le bénéficie des aides publiques à des objectifs en termes d’investissement productif et de création d’emplois.

Comme l’écrivait Condorcet en 1777, cité par notre excellent collègue Robert Badinter dans la biographie du marquis révolutionnaire co-écrite avec son épouse en 1988 : « La première règle de la politique ? C’est d’être juste. La seconde ? C’est d’être juste. Et la troisième ? C’est encore d’être juste. » De cette maxime, le gouvernement de la République devrait faire, dans la période de crise que nous traversons, un impératif catégorique.