SENAT – SESSION ORDINAIRE 2010-2011

Séance publique le 27 janvier 2011 – Proposition de loi relative à  l’indépendance des rédactions –

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous abordons la discussion d’une proposition de loi, déposée sur l’initiative des membres du groupe socialiste, tendant de nouveau à assurer aux médias un plus grand pluralisme et davantage d’indépendance. Ce texte succède à la proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias, rejetée par la majorité UMP, et qui avait pour objet de corriger une anomalie majeure de notre paysage audiovisuel par rapport à celui d’autres grandes démocraties. La plupart de nos grands médias audiovisuels vivent, en effet, de la commande publique, ce que relèvent les observateurs de toutes tendances, soulignant que cette situation pose un problème, tant pour l’indépendance des médias que pour la démocratie.

La présente proposition de loi est modeste en ce sens qu’elle prend acte du paysage actuel, que nous contestons et que nous voulons modifier. Elle vise, dans ce contexte, à assurer l’indépendance des rédactions et à faire en sorte que les concentrations existantes ne brident pas et ne réduisent pas à néant le pluralisme, qui garantit au lecteur la liberté de choix des lignes éditoriales des journaux et de ses moyens d’information, ce qui lui permet de se faire une opinion à la fois toujours plus libre et plus précise.

Le sujet n’est pas anodin, car les spécificités des entreprises de presse et de l’audiovisuel imposent un encadrement législatif particulier. Ces dernières doivent remplir leur mission d’information en respectant le principe constitutionnel de liberté de la presse garanti par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le respect de ce principe implique le pluralisme et l’indépendance de la presse.

Allons plus loin : depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Parlement, conformément à l’article 34 de la Constitution, modifié à cette occasion sur une proposition que j’ai défendue au nom du groupe socialiste, a compétence pour fixer les règles garantissant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Et c’est de ce droit donné au Parlement par la Constitution que j’use aujourd’hui en défendant la présente proposition de loi.

Comme le rappelle l’exposé des motifs de celle-ci, depuis quelques années, la question de l’indépendance des rédactions se pose de manière sans cesse plus aiguë du fait des rachats, toujours plus nombreux, de titres par différents groupes dans le secteur de la presse et de la détention fréquente de plusieurs chaînes de télévision et antennes de radio par un même opérateur dans celui de l’audiovisuel.

Dans certains cas, des groupes cumulent des activités tant dans les domaines de la presse et de l’audiovisuel que dans les secteurs de la publicité, des annonces, de la communication. Plusieurs raisons expliquent ces cumuls.

Elles sont, d’abord, d’ordre économique et donc accentuées par la crise : diversification des activités, expansion des groupes.

Elles sont, ensuite, d’ordre technologique, notamment dans l’audiovisuel, l’arrivée de la télévision numérique terrestre, la TNT, conduisant à une multiplication des canaux.

Elles sont, en outre, d’ordre idéologique – il faut le dire – ; je pense, par exemple, au regroupement de chaînes de télévision du secteur public au sein d’une même société, ce qui renforce les moyens de contrôle politique.

Enfin, d’aucuns évoquent des raisons de rationalisation budgétaire.

Mais pour comprendre l’urgence et la nécessité de la proposition de loi que je vous présente, mes chers collègues, il faut regarder l’état actuel du paysage de la presse, en particulier celui de la presse quotidienne régionale, la PQR. Celle-ci domine nettement le secteur car elle est toujours autant lue par nos concitoyens et nous, sénateurs, de par notre vocation à représenter les collectivités territoriales, y sommes fortement attachés.

Que l’on en juge à un phénomène auquel aucun de nous, mes chers collègues, ne pourra être indifférent : les deux principaux groupes français, Socpresse, d’une part, issu de la scission du groupe Hersant en 1985 et du rachat d’une partie de ce dernier par le groupe Dassault, et Hachette Filipacchi Médias, d’autre part, sont contrôlés par de puissants groupes industriels et d’armement, respectivement Dassault et Lagardère.

Socpresse détient, outre Le Figaro et ses déclinaisons, des chaînes de télévision – Chaîne Météo, Sport24. Il était également, avant 2005, détenteur de nombreux titres de la presse quotidienne régionale au sein d’un pôle du groupe baptisé « Presse quotidienne régionale ».

Ce dernier se subdivisait en Socpresse Ouest, qui regroupait Le Courrier de l’Ouest, Le Maine Libre, Presse Océan, Vendée Matin, qui fut vendu à Ouest France en 2005, un pôle Nord, qui comprenait La voix du Nord, Nord Éclair, La Voix de l’Aisne, Nord Littoral, Le Courrier Picard et La Voix des Sports, revendu au groupe Rossel en 2005 – depuis lors, Nord Éclair et La Voix du Nord ont la même ligne éditoriale, leur contenu est similaire –, enfin, un pôle Bourgogne-Rhône-Alpes-Delaroche, qui détenait, notamment, Le Dauphiné Libéré, Le Progrès et fut cédé à L’Est Républicain en 2006.

Précisons, de surcroît, que le groupe Est Républicain fait partie du groupe Est Bourgogne Rhône-Alpes – EBRA –, lui-même racheté par le Crédit Mutuel en 2008.

Hachette Filipacchi Associés possède Elle, Jeune et Jolie, Paris Match, Le Journal du Dimanche, Ici Paris, Public

On comprend, dès lors, que si l’on peut avoir l’impression en France d’un éclatement de la presse quotidienne régionale entre une centaine d’entreprises, une observation plus fine permet de se rendre compte que quelques groupes concentrent de nombreux titre entre leurs mains. Outre les deux géants précédemment cités, d’autres émergent.

À titre d’exemple, le groupe Hersant Média détient les titres suivants : Le Havre Libre, Le Havre Presse, Le Progrès de Fécamp, Paris Normandie, L’Est Éclair, L’Union L’Ardennais, Libération Champagne, La Provence, Nice-Matin, Var-Matin, Corse-Matin, Marseilleplus, qu’il a racheté au groupe Hachette Filipacchi en 2007, et ParuVendu.

Pour sa part, le groupe Ouest France – troisième groupe de presse français après Socpresse et Hachette Filipacchi – détient, outre Ouest France et ses déclinaisons, les quotidiens régionaux Le Courrier de l’Ouest, Presse-Océan et Le Maine Libre, plusieurs magasines comme Voiles et Voiliers ; il est majoritaire dans le quotidien 20 minutes.

Quant au groupe Sud Ouest, – je n’oublie aucune région de notre cher pays !– il possède, outre ce titre, La Dordogne Libre, La Charente Libre, La République des Pyrénées, Bordeaux7, Les Journaux du Midi, Midi Libre Semaine. Dois-je poursuivre ? (M. le ministre fait un signe de dénégation.) Je m’arrêterai donc là … (Sourires.)

Ce descriptif incomplet, mais qui peut cependant sembler rébarbatif, vise à montrer l’opacité actuelle de la structure des grands groupes de presse, puisqu’il n’est pas toujours aisé pour le lecteur de savoir quel titre relève de tel groupe.

Par ailleurs, il met en exergue l’un des principaux problèmes auxquels est confrontée actuellement la presse, considérée comme une simple marchandise. Non seulement aujourd’hui, avec le jeu des rachats et des fusions, les entreprises de presse passent sous le contrôle d’actionnaires, de groupes industriels ou financiers qui vivent des marchés publics et dont les intérêts économiques et politiques peuvent entrer en contradiction avec le souci d’informer librement et honnêtement, mais encore le panorama exposé précédemment révèle que les titres font l’objet de ventes et cessions entre les groupes donnant l’impression qu’il s’agit de produits usuels.

Mes chers collègues, la pluralité des médias et la diversité des lignes éditoriales sont les seules à même de garantir une information de qualité. Il ne faut pas renoncer à cet idéal en estimant qu’il est inaccessible ; il faut, plus sûrement, conserver ce cap.

À chaque fois que nous observons des situations telles que celles que je viens de décrire, nous devons – c’est notre rôle – rechercher les moyens législatifs permettant de contrecarrer ce phénomène qui constitue, aux dires mêmes de tous les collègues avec lesquels j’ai abordé ce sujet, et ce quelle que soit leur appartenance politique, une uniformisation de l’information et une atteinte à son pluralisme. Or grâce à ce dernier, le citoyen peut exercer son droit d’être informé, mais aussi choisir, critiquer et apprécier l’information fournie. Mais le panorama que je viens d’exposer montre que ce pluralisme est fortement remis en cause.

Un tel constat permet de démontrer la nécessité de maintenir une forte variété de l’offre de médias dans notre pays. C’est grâce à un nombre important tant de quotidiens régionaux, locaux et nationaux que de chaînes de radio et de télévision à visée informative que nous pourrons garantir à nos concitoyens ce droit à une information de qualité et un exercice rigoureux de la démocratie.

Si les membres du groupe socialiste vous soumettent aujourd’hui, mes chers collègues, la présente proposition de loi, c’est précisément parce que le nombre peut constituer une illusion masquant des données plus préoccupantes. Le nombre n’est rien en lui-même.

Certes, les titres se multiplient, mais leur concentration aux mains d’un même groupe s’amplifie sans cesse, malgré les verrous que le législateur a toujours tenté de poser. Tel était l’objet de la loi interdisant à un groupe, d’une part, de dépasser le seuil de 30 % de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale, et, d’autre part, de contrôler plus de deux des trois types de médias suivants : service national de télévision, service national de radio, quotidien à diffusion nationale.

De la même manière, dans le secteur audiovisuel, le phénomène de multiplication des chaînes de télévision ou de radio détenues par un même groupe se trouve amplifié par la mise en œuvre de la technologie numérique. L’objectif et la vertu première de la télévision numérique terrestre, c’est-à-dire le développement de l’offre audiovisuelle, s’en trouvent complètement inversés ; cela ne manque pas de conforter – chacun a pu s’en apercevoir ! – ceux qui, comme TF1, se montraient sceptiques quant au succès de cette multiplication des chaînes.

La concentration rend désormais caduque, ou tout au moins atténue fortement, la vertu première de cette technologie, dans la mesure où de grands groupes s’approprient de nombreuses chaînes de la TNT.

Le groupe Bouygues-TF1 possède ainsi, outre la chaîne historique, quatre chaînes gratuites et douze payantes, parmi lesquelles figurent Eurosport, LCI, TV Breiz, TF6, Histoire, Stylia, Ushuaïa TV. Quant au groupe Canal+, il contrôle notamment I-Télé, Sport+, TPS Star, les quatre chaînes Planète, les trois chaînes Télétoon, CinéCinéma, Jimmy, etc. Encore ne s’agit-il que de la situation à l’instant T ! Le phénomène est appelé à s’amplifier ; dans six mois, un an ou deux ans, cette liste comprendra d’autres chaînes, qui auront été achetées ou rachetées. Il ne s’agit que d’un début…

Dans le secteur public de l’audiovisuel, la restructuration de France Télévisions, opérée par la loi de 2009, a permis de rassembler plusieurs chaînes du secteur public au sein d’une entreprise unique. Quand bien même la direction et les personnels du groupe sont très attachés à la diversité, la nouvelle organisation ne permet plus de garantir l’existence à périmètre constant des différentes chaînes ; nous savons, en effet, que des problèmes budgétaires sont apparus.

Compte tenu de la concentration accrue des titres et des chaînes aux mains de quelques opérateurs, le maintien de l’indépendance des rédactions doit être assuré, dans l’audiovisuel comme dans la presse, afin de garantir l’exigence de maintien du pluralisme dans le secteur des médias. C’est la raison pour laquelle, mes chers collègues, je vous demande de légiférer aujourd’hui.

Cette affirmation est d’autant plus exacte que la concentration des médias au sein de quelques grands groupes privés peut avoir de très nombreux effets pervers. À bien y réfléchir, et cet argument m’est souvent opposé, la concentration répond parfois à une logique économique implacable d’économies d’échelle et de renforcement des positions dans un contexte de forte concurrence nationale et internationale.

Aucun secteur de l’économie ne semble y échapper et l’on a vu, depuis quelques décennies, des opérations de fusion-acquisition parsemer l’actualité économique et conduire à l’émergence de vastes groupes multinationaux disposant, du fait de leur taille, d’une relative puissance. On connaît le principe : en acquérant une autre entreprise travaillant dans un secteur similaire, une firme cherche à réaliser des économies d’échelle, en mutualisant certains services, par exemple, ou bien en fusionnant des activités de manière à réduire les coûts de fonctionnement.

Ces calculs se révèlent, de fait, régulièrement exacts, et il est vrai qu’une opération de fusion-acquisition peut avoir des effets bénéfiques pour la santé économique et comptable d’une entreprise, même si elle peut également occasionner des dépenses supplémentaires pouvant atténuer les économies d’échelle et des dégâts humains que nous constatons tous les jours : compressions de personnels, licenciements, chômage.

La question qui se pose est la suivante : les médias peuvent-ils être considérés comme des biens économiques de même nature que les autres ? Selon la Constitution, la réponse est non.

En novembre 1945, la Fédération nationale de la presse française, d’émanation patronale, déclarait : « La presse n’est pas un instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain ». Autres temps, autres mœurs !

Ces propos sont universels et toujours d’actualité. Ce n’est pas parce que le monde a changé et prend une autre direction que ces principes intemporels, inscrits dans notre Constitution, sont devenus caducs ! Nous essayons donc, depuis longtemps, de légiférer en ce sens.

Mes chers collègues, les conséquences de la concentration dans le secteur des médias peuvent être préoccupantes. Certains groupes, en quête d’économies d’échelle, peuvent être tentés de mutualiser les journalistes, ce qui réduit d’autant le nombre de reporters envoyés sur un terrain donné et limite la pluralité de l’information.

Si tous les médias dépendent d’une seule et même source, non seulement la même information sera diffusée en boucle, ce qui peut entraîner la lassitude du public – cela se produira bien un jour ! –, mais encore il sera bien difficile d’avoir accès à un point de vue complémentaire et différent. On risque d’aboutir à une perception biaisée de la situation, fruit de la subjectivité d’une personne. Ce n’est pas acceptable !

L’information doit demeurer la plus complète possible. Cela ne signifie pas que chaque journaliste n’a pas le droit d’exprimer sa propre opinion, sa propre subjectivité : c’est justement l’offre pluraliste qui permet au citoyen de garder sa liberté et d’approcher au plus près la vérité, l’objectivité, l’exactitude d’une information.

Chaque journaliste a ses envies, ses préférences et ses centres d’intérêt. Il est vital pour l’information complète des citoyens que ce qui fait la richesse du journalisme, c’est-à-dire la diversité des points de vue, soit préservé. Comme je viens de le montrer, une trop grande concentration dans le secteur des médias ne permettra pas de garantir cette diversité.

De la même façon, les groupes peuvent également chercher à réduire les effectifs des rédactions et favoriser l’émergence d’une ligne éditoriale valable pour tout le groupe, ce qui, là encore, mine la diversité des points de vue, entrave le pluralisme médiatique et l’indépendance des rédactions.

Le risque est grand, dès lors que l’on touche à un sujet politique faisant l’objet d’un traitement spécifique, ou bien à un sujet culturel, qui nécessite aussi une diversité de points de vue, que l’ensemble des titres de presse et des chaînes d’information ne proposent une information similaire, abordée sous un même prisme. Il n’y aurait rien de plus délétère pour le respect du droit à l’information !

On m’a objecté que les journalistes faisaient déjà l’objet d’une protection personnelle, grâce à la clause de conscience. Certes, mais rien n’est dit sur les rédactions et sur le droit collectif, qui sont pourtant des éléments essentiels de la vie d’un média. Une protection individuelle qui se résume à la liberté de quitter un média en cas de désaccord est bien ténue…

Une protection collective doit permettre d’éviter toute pression. La convention collective nationale de travail des journalistes régit ainsi les relations entre les journalistes et leur direction. On peut aussi faire mention des différentes chartes déontologiques qui ont été publiées, comme la charte des devoirs professionnels des journalistes français, adoptée en 1918, ou bien la déclaration des devoirs et des droits des journalistes dite « charte de Munich », du 24 novembre 1971. Ces textes visent à garantir aux journalistes un droit à l’indépendance, tout en leur imposant des devoirs en matière de recherche ou de communication de l’information.

Lors de la discussion des articles, je présenterai des amendements tendant à favoriser l’indépendance des rédactions, et je répondrai aux arguments du rapporteur, déjà formulés au sein de la commission.

La présente proposition de loi est de portée limitée. Lors de sa rédaction, je visais le consensus. Je suis surpris que nous ne partagions pas tous le même point de vue en la matière. Ce débat permettra d’en comprendre les raisons.