En tant que Président de la Commission sénatoriale pour la contrôle de l’application des lois, j’intervenai aujourd’hui lors du colloque consacré au bicamérisme à la française.

En guise d’introduction au thème de cet après-midi, je serais tenté de dire qu’en matière de contrôle, deux assemblées valent mieux qu’une, mais à la condition impérative qu’elles ne fassent pas exactement la même chose !

 

ð Tout d’abord, l’histoire de la Vème République montre que les deux assemblées n’expriment pas toujours la même sensibilité politique, loin s’en faut…

Du coup, la majorité de l’Assemblée nationale étant là pour soutenir le Gouvernement, elle est plus contrainte dans l’exercice de sa mission de contrôle.

De son côté, le Sénat, qu’il soit dans l’opposition ou dans la majorité, est relativement plus libre vis-à-vis du Gouvernement, et peut donc exercer un contrôle plus critique, ou tout au moins mieux assumé politiquement.

 

ð Par ailleurs, il ne servirait à rien de doublonner les opérations de contrôle entre l’Assemblée et le Sénat, à partir du moment où nos méthodes d’investigation sont globalement les mêmes.

Dans les opérations de contrôle, les sénateurs et les députés consultent généralement les mêmes experts, entendent en audition les mêmes personnes, se font communiquer les mêmes documents… En fin de compte, à partir de constats similaires, ils tirent donc à peu près les mêmes conclusions…

C’est pourquoi, dans un Parlement bicaméral, si nous voulons améliorer le contrôle parlementaire, chaque assemblée doit mieux en compte les travaux de l’autre.

 

Au sein de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, nous avons évoqué cette question à plusieurs reprises.

En fait, dans l’idéal, on pourrait imaginer, sinon une spécialisation des travaux de contrôle, tout au moins une meilleure coordination entre le Sénat et l’Assemblée nationale.

Vous noterez d’ailleurs que dans le droit fil de la révision constitutionnelle de 2008, les deux chambres du Parlement ont intuitivement endossé cette sorte de « division du travail parlementaire ».

En effet, le Constituant a explicitement consacré en 2008 deux missions qui, jusqu’alors, ne figuraient pas à l’article 24 de la Constitution : le contrôle parlementaire proprement dit, et l’évaluation des politiques publiques.

Or, cette dualité se retrouve dans nos structures : le Sénat a créé en son sein une commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, tandis que l’Assemblée a institué un Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques.

Cela étant, les assemblées n’ont pas attendu 2008 pour faire du contrôle, et l’Assemblée nationale comme le Sénat ont fait preuve de beaucoup d’inventivité en ce domaine.

Je citerai l’exemple du Sénat en ce qui concerne le contrôle de l’application des lois, technique dans laquelle la seconde chambre s’est engagée dès les années 1970.

L’idée de départ est simple : à quoi bon faire des lois, si ces textes demeurent inappliqués ?

Pourtant, beaucoup d’articles de lois théoriquement en vigueur ont du mal à s’imposer dans les faits, parce que leur mise en œuvre concrète nécessite des règlements d’application que le Gouvernement tarde à publier.

C’est pourquoi depuis quarante ans le Sénat a élaboré des outils lui permettant de vérifier si les ministères publient en temps utile les décrets et les rapports prévus par les lois. Une base informatique a été mise au point, et permet à tout moment de confronter nos statistiques à celles que le Gouvernement établit de son côté.

 

Cette forme de contrôle n’est pas tournée contre le Gouvernement : au contraire, elle permet aux ministres de mieux suivre l’élaboration des règlements qui leur incombent, et d’exposer à la représentation nationale les raisons qui, dans certains cas, expliquent les retards constatés.

La preuve en est que depuis 2012, le Gouvernement et le Sénat, de commun accord, ont décidé que le rapport annuel de ma commission fasse l’objet d’un débat de contrôle en séance publique, auquel participent des orateurs de tous les groupes politiques et le représentant du Gouvernement (en pratique, le ministre en charge des relations avec le Parlement).

À partir du moment où le Sénat assume cette tâche de manière efficace, avec transparence et neutralité, l’intérêt des deux assemblées est de faire jouer pleinement la complémentarité : très franchement, l’Assemblée nationale n’aurait aucun avantage à refaire le même travail de son côté, pour présenter en fin de compte les mêmes statistiques.

 

Évidemment, ce légitime souci complémentarité préserve la plénitude des attributions de chacune des deux assemblées en matière d’évaluation des politiques publiques.

Sur ce terrain, les approches de chaque chambre peuvent être assez nuancées, voire en réelle discordance.

Je pense, en particulier, à tout ce qui touche à la gestion des collectivités locales, où la sensibilité propre des sénateurs est rarement la même que celle des députés.

Si l’Assemblée nationale a créé en son sein un comité spécialement chargé d’évaluer les politiques publiques, les commissions et les délégations du Sénat font elles aussi de l’évaluation.

Ma commission, par exemple, a été chargée par le Bureau d’informer le Sénat sur « la mise en œuvre des lois », qui sont un des instruments privilégiés de toute politique publique.

C’est donc naturellement que nous nous sommes engagés dans l’évaluation de certaines législations, à travers des rapports thématiques qui, bien entendu, ne s’arrêtent pas au décompte des décrets d’application !

Sur ce terrain, notre objectif n’est finalement pas très différent de celui du comité d’évaluation de l’Assemblée nationale, même si nos méthodes de travail et nos moyens ne sont pas les mêmes : nous essayons de vérifier si les lois que nous votons produisent bien les effets qu’on en attendait, et si ça n’est pas le cas, nous formulons des préconisations pour éclairer la réflexion des commissions permanentes et du Gouvernement, en vue de leur remise en chantier.

C’est un exercice nouveau, dont les méthodes s’affineront sans doute dans la durée, mais il répond à une réelle attente de nos concitoyens.

Dans un premier temps, j’ai essayé de définir un « modus vivendi » avec les commissions permanentes, pour éviter, là-encore, que nos travaux se recoupent inutilement.

Nous travaillons toujours en coordination étroite avec les commissions permanentes, par exemple en procédant à des auditions communes ou en invitant les membres de ces commissions permanentes à assister à nos réunions susceptibles de les intéresser.

Dans plusieurs cas, il m’a même semblé opportun d’opter pour une formule de rapport commun, un des deux rapporteurs étant alors désigné au sein de ma commission, l’autre au sein de la commission permanente intéressée.

Cette concertation me paraît constituer une « bonne pratique » parlementaire, pour reprendre une terminologie en vogue. Progressivement, je crois qu’il serait utile d’adopter la même ligne de conduite vis-à-vis de l’Assemblée nationale, afin de travailler dans la complémentarité plutôt que dans la redondance.

Soyons lucide : le sacro-saint principe d’autonomie de chaque assemblée n’interdit pas que cette autonomie soit mise au service d’un renforcement global de l’efficacité du Parlement !

 

ð Je voudrais enfin souligner que l’objet-même du contrôle parlementaire ne peut plus se limiter au seul champ des rapports entre l’exécutif et le Parlement…

Députés comme sénateurs, nous savons tous que les problèmes de mise en œuvre de beaucoup de lois tiennent avant tout à leur caractère trop ambitieux ou mal adapté.

Comment appliquer une loi, si les moyens manquent, si les dispositifs se révèlent inefficaces, bref, si le Parlement et le Gouvernement n’ont pas correctement évalué ses effets au moment de son élaboration ?

Cette problématique est ressentie en France comme dans beaucoup de Parlements étrangers, et nous amènera graduellement à repenser le contrôle parlementaire, en y englobant la qualité de la loi et non plus la seule action du Gouvernement.

À ce titre, je suis fier que ma commission contribue à une meilleure prise de conscience des potentialités de ces formes nouvelles de la fonction de contrôle, sans doute appelées à connaître de notables développements dans les années à venir.