SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010
séance publique le 17 novembre 2009
Présentation de la Proposition de Loi

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, mes cher(e)s collègues,

Une étude nous apprend qu’à l’heure de la révolution numérique, les Américains n’ont jamais passé autant de temps devant leur télévision : quatre heures et quarante neuf minutes par jour, soit quatre minutes de plus que l’an passé et 20 % de plus qu’il y a dix ans, ce qui représente par foyer américain huit heures vingt-et-une minute quotidiennes. Nos concitoyens y consacrent près de trois heures et dix minutes, ce qui fait de la télévision, et de loin, leur premier loisir. Pourtant, dans le même temps, la télévision apparaît comme le média auquel les Français accordent le moins leur confiance pour leur restituer une information fiable et objective, comme le prouve l’étude réalisée par La Croix TNS Sofres de janvier dernier. L’opinion publique, dans nos vieilles démocraties, n’est pas dupe de sa relation aux médias. C’est dire aussi que les médias, et en particulier la télévision, restent l’outil le plus simple et le plus efficace pour fabriquer l’opinion, rêve de tout chef d’État ou de gouvernement depuis que les recettes du marketing ont remplacé des moyens moins pacifiques dans la conquête du pouvoir. A l’heure d’internet et de la dématérialisation des supports de communication et d’information, il est plus que d’actualité d’évoquer le rôle de ce quatrième pouvoir que jouent les médias dans nos démocraties.

Au-delà de leur influence décisive dans la sélection du personnel politique, les médias guident l’action des gouvernants, et c’est d’autant plus vrai sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le Président de la République semble en effet organiser son agenda comme un rédacteur en chef d’un journal télévisé cherchant à créer l’actualité en permanence. Cette agitation quotidienne ne poserait pas de problème au regard du fonctionnement de la vie démocratique si, dans notre pays, les médias étaient réellement indépendants, libres de diffuser ou non de l’information présidentielle. Mais le chef de l’État entretient des amitiés pour le moins utiles : c’est son droit. Il a qualifié Arnaud Lagardère de « frère », tandis que Martin Bouygues a été témoin d’un de ses mariages et que Vincent Bolloré finance ses vacances luxueuses. Ces trois-là sont des patrons de groupes de communication, détenant entreprises de presse et chaînes de radio et de télévision. Plus grave, les mêmes sont à la tête de groupes industriels dont les revenus sont générés par des commandes publiques.

Ainsi, Arnaud Lagardère possède notamment Europe 1, Paris Match, le Journal du Dimanche, 17 % du Monde, 20 % de Canal Plus France et une participation dans le groupe Le Parisien-L’Équipe. Dans le même temps, le groupe Lagardère reste un actionnaire stratégique, aux côtés de l’État, de EADS.

Dans le secteur de l’aéronautique et de la défense le groupe Dassault détient le groupe Le Figaro, qui édite aussi le Journal des Finances. Quant à Martin Bouygues, son groupe l’amène à être partie de nombreux marchés publics et il est aussi actionnaire principal du groupe TF1, TF1 Sports, Eurosport. Enfin, Vincent Bolloré a récemment développé une activité dans le secteur des médias, avec la chaîne Direct 8 et les quotidiens gratuits comme Direct soir, et Matin plus, ainsi qu’avec la Société Française de Production, achetée à l’État à des conditions particulièrement avantageuses il y a quelques années.

Deux autres groupes industriels qui n’ont pas, eux, de relations économiques avec la puissance publique, sont présent dans les médias : LVMH, dirigé par Bernard Arnault, est désormais propriétaire des Échos aux termes d’une longue bataille avec la rédaction du quotidien économique qui a connu, pour la première fois de son histoire, une grève, notamment à cause de l’intervention directe du Président de la République dans le dossier. Enfin, le groupe Pinault est propriétaire du Point.

Cette concentration de l’essentiel des titres de la presse d’information et d’importantes chaînes de radio et de télévision aux mains de puissants groupes industriels et de services, dont les patrons sont quasiment tous réputés proches du Président de la République et dont la plupart ont une part significative de leurs activités et de leurs revenus assurés par des commandes publiques, est à la fois inquiétante et unique au monde. Montesquieu disait : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ».

Malheureusement, les exemples abondent d’abus réguliers et répétés : l’inquiétude des journalistes des Echos, d’Europe 1, du Figaro, de TF1 n’est donc pas fantasmatique mais bel et bien proportionnelle à la gravité des pressions exercées sur les rédactions de ces titres ou de ces antennes par leurs propriétaires, souvent en relation directe avec le pouvoir d’État.

Au moment où le discours politique relève toujours plus de la publicité et du storytelling et moins que jamais de l’échange d’arguments rationnels, il n’est malheureusement pas surprenant de voir au sommet de l’État se développer des comportements confinant à la confusion la plus indécente des rôles et des genres.

Il suffit de rappeler l’intervention directe d’un ministre de l’intérieur, alors numéro deux du Gouvernement, auprès d’un de ses amis industriels afin que soit congédié le responsable de la rédaction d’un magazine appartenant au groupe de presse dudit ami. Il se trouve que l’hebdomadaire en question tire seulement à 700 000 exemplaires chaque semaine et que la révocation de son directeur en juin 2006 avait pour seule cause la publication en « une », quelques mois auparavant, d’une photo qui ne plaisait pas.

Il n’est pas inutile de revenir sur les curieuses pratiques d’un de nos collègues, sénateur de l’Essonne et avionneur bien connu, mais aussi actionnaire, par le biais de son groupe familial, de la société éditrice du Figaro après l’avoir été d’autres titres, comme L’Express. Le directeur de ce magazine eut ainsi la désagréable surprise d’entendre Serge Dassault en personne lui demander de ne pas publier, en février 2006, les désormais célèbres caricatures du prophète Mahomet afin de ne pas mettre en difficulté ses activités commerciales au Moyen-Orient. Il est vrai que cet industriel ne cache pas sa conception arrêtée du journalisme, comme lorsqu’il expliqua que les journaux devaient diffuser des « idées saines », car « nous sommes en train de crever à cause des idées de gauche ». II est certain que M. Dassault ou M. Bouygues ne prennent pas ce risque quand Le Figaro et LCI rendent publics les sondages commandés par la Présidence de la République à la société de M. Buisson pour des montants astronomiques à la charge du contribuable.

De ce point de vue, les pressions qu’a subies le Président de l’Assemblée nationale de la part des principaux ténors de son camp ces jours derniers pour que soit enterrée la simple idée que puisse être constituée une commission d’enquête à ce sujet sont purement scandaleuses et tout à fait significatives d’une conception des institutions et du pouvoir étrangère à l’idée que nous nous faisons de la démocratie.

C’est une mauvaise manière faite au pluralisme des médias. Nos concitoyens en sont conscients. Ils ressentent finalement une défiance -injuste !- à l’égard des journalistes, qu’ils estiment ni indépendants, ni insensibles aux pressions des milieux politiques ou des puissances de l’argent. C’est pourquoi il est indispensable que le législateur prenne ses responsabilités et fixe des règles de nature à garantir le pluralisme et l’indépendance, comme la Constitution lui en fait obligation depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, sur amendement proposé par moi et les sénateurs socialistes.

En France et ailleurs, ces règles sont publiquement bafouées par les plus hautes autorités de l’État. Les médias sont devenus le terrain de jeu préféré de Nicolas Sarkozy. Le service public de l’audiovisuel a été mis sous tutelle par la loi organique du 6 février 2009 et la loi du 5 mars 2009. Quant au secteur privé, il est dominé par quelques conglomérats industriels qui dépendent significativement de la commande publique. Enfin, les titres de la presse quotidienne régionale -les cinq premiers vendent 2 millions d’exemplaires, contre 1,3 million pour les cinq premiers de la presse d’information nationale- connaissent un mouvement de concentration accéléré. Cela est inquiétant pour le pluralisme des rédactions.

Prétendre que l’autorégulation proposée par les états généraux de la presse suffira à garantir les principes constitutionnels et à restaurer la confiance de l’opinion témoigne d’un certain cynisme. Durant la crise bancaire, même le Président de la République a jugé indispensables des règles contraignantes. Qui serait donc prêt, ici, à prendre le pari que l’autocontrôle suffira à donner à la rédaction du Figaro la liberté de critiquer les conditions de telle vente de Rafale, ou aux reporters de TF1 d’enquêter sur les intérêts de Bouygues dans telle opération de construction ? L’audience de ces médias, leur influence sur la formation de l’opinion publique commandent que le législateur encadre leur contrôle.

Notre proposition de loi vise à combler une carence évidente dans la régulation des concentrations. Le système actuel est issu de la loi du 30 septembre 1986 sur la communication audiovisuelle et de la loi du 1er août 1986 sur la presse. Nous vous proposons d’interdire l’accès à la fonction d’éditeur à tout acteur privé entretenant des relations économiques significatives avec la puissance publique. Un mécanisme de ce type a existé pour la presse : la loi du 23 octobre 1984 visait ainsi à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse. Vous aurez du mal à rendre hommage à une loi de gauche, que votre famille politique a abrogée dès 1986…

Mais rien ne vous interdit, si vous êtes attachés à la liberté de la presse, de joindre à présent vos voix aux nôtres. Les arguments de notre rapporteur pour écarter notre proposition sont extrêmement contestables. Rien ne démontre l’incompatibilité de notre texte avec le droit européen. Au contraire, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne impose de respecter la liberté des médias et leur pluralisme et elle prendra force contraignante dès l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre prochain. Quant à l’arrêt du 16 décembre 2008 de la Cour de justice des Communautés européennes, il vise un autre cas et la situation grecque est l’inverse de ce que nous proposons. Si notre proposition était adoptée, elle n’aurait pas d’effet rétroactif mais s’appliquerait à chaque renouvellement de contrat -et pour la presse écrite, il suffirait que le mécanisme ne soit pas appliqué de façon trop brutale.

Nous n’allons pas aussi loin que le premier amendement à la Constitution des États-Unis, grâce auquel des affaires comme le Watergate ont fait la une des journaux. Mais dépassons au moins les voeux pieux, les demi-mesures et l’hypocrisie des états généraux de la presse ! Ne revenons pas en arrière comme l’a fait la dernière réforme de l’audiovisuel public ! Passons aux actes : garantissons le pluralisme et l’indépendance des rédactions malgré les concentrations en cours ; généralisons l’accès à la « mémoire publique » en abrogeant les récentes dispositions élargissant le champ, déjà trop vaste, du secret défense ; protégeons réellement le secret des sources, bafoué par le projet de loi en cours relatif à la protection du secret des sources des journalistes ; créons un statut européen de société de médias à but non lucratif, avec exonération de TVA à la clé. Voilà la réforme ambitieuse, mais indispensable à la vitalité de notre démocratie, que nous vous proposons. Chateaubriand disait qu’à comprimer la presse, on risque l’explosion et qu’il vaut mieux se résoudre à vivre avec elle. J’ajouterai : à vivre avec des médias libres, pluralistes et indépendants !