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SÉNAT
SESSION EXTRA-ORDINAIRE DE 2008-2009
Examen du projet de loi relatif à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet
Séance publique le mercredi 8 juillet 2009 à 14h30

INTERVENTION DANS LA DISCUSSION GENERALE

Monsieur le Président, Madame la Garde des sceaux, Monsieur le Ministre de la culture, mes cher(e)s collègues,

En novembre 2003, votre prédécesseur, monsieur le ministre, présentait un texte qui visait déjà à protéger le droit d’auteur dans la société de l’information. Quatre ministres, deux Présidents de la République, presque six ans et bientôt trois lois plus tard, il est triste de constater que nous en sommes toujours au même point et que le débat s’est enlisé dans une guerre de tranchées entre les défenseurs du droit d’auteur et les tenants d’une liberté sans limite sur le net. Tant de temps perdu au nom de l’urgence ! D’autant que le présent texte s’inscrit en défense du modèle économique existant, sans jamais imaginer son adaptation à la révolution numérique.

Pourquoi est-il donc impossible de faire évoluer ce modèle tout en préservant le principe fondateur et révolutionnaire du droit d’auteur, ce droit moral qui doit tant à la France ? Victor Hugo, dans son discours d’ouverture au congrès littéraire international de 1878 disait : « L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance ». Nous, de ce côté de l’hémicycle, nous n’oublions pas l’origine révolutionnaire du droit d’auteur, ni les lois de 1791 et 1793 ; c’est toujours la gauche qui a su réformer ce droit au XXe siècle, et dans le consensus, avec les lois Deferre de 1957 et Lang de 1985. Qui peut croire qu’une nouvelle autorité administrative apportera à elle seule des réponses à une question de société qui touche à la fois à la création artistique et à l’évolution des usages d’internet ? Comme les deux textes précédents, Hadopi 2 est débattue en urgence, quelques jours seulement après la censure du Conseil constitutionnel. La commission a été saisie le 24 juin et a rendu son rapport le 1er juillet, sans même qu’elle ait pu se faire assister par son homologue des lois. Personne n’ignore pourtant les réticences du Conseil d’État sur les dispositions pénales du texte -ce qui a d’ailleurs amené le rapporteur à travailler, sans trop de conviction semble-t-il, à la sécurisation juridique du dispositif. Il est vrai que le Gouvernement ne pouvait qu’en passer par la loi pénale, sauf à priver la riposte graduée de son volet dissuasif.

Or, selon les représentants des ayants droit, la dissuasion ne sera efficace que si les sanctions tombent en nombre suffisant. Sur ce point, l’étude d’impact annexée laisse songeur : sur les 450 000 échanges quotidiens de fichiers illégaux, chiffre à mes yeux sous-estimé, seuls 10 000 seraient suivis de l’envoi d’un message primaire et 3 000 de l’envoi d’une lettre par la Hadopi ; 50 000 actes feraient au total, chaque année, l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire, soit moins de 0,03 % du volume total des infractions. Autrement dit, une goutte d’eau… tandis que la situation misérable de notre justice ne permet pas d’envisager leur traitement, sauf à maintenir les tribunaux de proximité victimes de la nouvelle carte judiciaire… Pour contourner le problème, le Gouvernement a choisi d’assimiler les infractions créées par son texte à celles prévues par le code de la route, et donc de les soumettre aux mêmes procédures de jugement simplifiées alors que notre commission des lois s’est toujours opposée à l’extension de l’usage de l’ordonnance pénale. Ni dans ses caractéristiques ni dans ses conséquences potentielles, l’infraction au code de la propriété intellectuelle -ce vague « manquement à l’obligation de surveillance » de l’accès à internet- n’est cependant comparable au comportement délictuel des chauffards.

Confrontés sans cesse à la multiplication de lois pénales bavardes et imprécises, dont ils cherchent souvent vainement les justes modalités d’application, les magistrats devront digérer très vite ce nouveau texte, alors qu’ils ne sont déjà pas assez nombreux pour rendre aujourd’hui correctement la justice. Mme la garde des sceaux évalue à 83 le nombre d’emplois à temps plein nécessaires à la bonne application de ce projet de loi. Quand ces postes seront-ils créés ? Ces fonctions doivent-elles être assurées par des magistrats expérimentés ? Quel budget sera affecté à la formation de ces personnels ?

Ce texte pose de multiples questions juridiques. Le ministère public ne peut recourir à l’ordonnance pénale que lorsque les faits reprochés sont établis ; dans le même temps, les données relatives aux ressources et aux charges de la personne poursuivie doivent être suffisantes pour permettre la fixation de la peine. Pour que ces conditions soient réunies, il faudra certainement conduire des perquisitions ou saisir des pièces à conviction, comme des disques durs d’ordinateur, opérations qui doivent être autorisées par une ordonnance motivée du président du tribunal de grande instance et menées avec l’assistance d’officiers de police judiciaire. Bref, le dispositif risque de devenir rapidement monstrueux à gérer, comme l’a dit le représentant d’un syndicat de magistrats.

Pourquoi avoir bricolé à la va-vite un dispositif aussi bancal, sans prendre le temps de la concertation ni d’un travail parlementaire serein ? Après la décision du Conseil constitutionnel, le Gouvernement aurait dû organiser une large concertation, comme nous le lui avions demandé en 2006. Nous ne cherchons pas à valoriser les thuriféraires des nouvelles technologies, ceux qui voient le net comme un espace sans contrainte -c’est-à-dire comme un poulailler libre ouvert à tous les renards libres. Mais Hadopi 2, comme Hadopi 1, passe à côté de la question essentielle : quel avenir réserver au droit d’auteur à la française, au droit moral fondement de notre exception culturelle et vecteur majeur de diffusion et de diversité des oeuvres ?

L’offre légale ne se développe guère. Du côté du cinéma, le Centre national de la cinématographie n’a pas su remettre à plat la chronologie des médias. Quel sens a donc tout ce processus législatif si l’usine à gaz Hadopi 1 et 2 n’est pas accompagnée d’offres légales riches, diversifiées, aisément accessibles par tous et bon marché ?

Les responsables politiques doivent aujourd’hui relever un défi d’une rare complexité : réguler les usages et le fonctionnement des nouveaux réseaux pour permettre la diffusion la plus large possible des oeuvres culturelles tout en respectant le droit des artistes. Comme vous l’avez vous-même reconnu, monsieur le ministre, ce chantier historique nécessitera une réflexion approfondie sur la rémunération des créateurs. Dans un pays qui compte plus de 18 millions d’internautes surfant à haut débit, il nous faut inventer, en cherchant le consensus, de nouvelles formes de rémunération des créateurs, sans céder à la logique facile du copyright à l’américaine. Il faudra sans doute mettre à contribution les fournisseurs d’accès à internet, qui bénéficient aujourd’hui d’un important transfert de valeur économique, en partie au détriment du financement de la création. Si vous lancez ce chantier, et le plus tôt sera le mieux, vous trouverez chez les sénateurs socialistes des partenaires responsables et vigilants, animés de l’esprit de Jean Zay, le ministre du Front populaire qui voulait, en août 1936, redéfinir la place des travailleurs intellectuels dans la société démocratique. Arrêtons de faire croire qu’une petite digue virtuelle suffira à contenir la déferlante de la révolution numérique. Et inventons ensemble un nouveau modèle de diffusion culturelle.