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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009
QUESTION D’ACTUALITE
Séance publique le mardi 17 mars 2009 à 15h00

Les internautes, dont je suis, consultant le site Internet de l’excellente émission de Radio France International (antenne de service public dont je salue, au passage, les personnels qui vivent actuellement un plan social douloureux), L’Atelier des médias, peuvent en ce moment assister, en vidéo, aux dernières heures d’un quotidien, à savoir le Rocky Mountain News de Denver, aux Etats-Unis : voilà donc des auditeurs de radio fréquentant le site de leur émission préférée sur Internet, où ils apprennent, presque en direct, la disparition d’un journal « papier » à l’autre bout du monde. Toujours en Amérique, un autre quotidien plus que centenaire, le Post-Intelligencer de Seattle, publie aujourd’hui sa dernière édition « papier » avant de devenir un journal uniquement virtuel…

A l’heure de la révolution numérique, l’anecdote est significative d’un temps où la mort prochaine de la presse écrite semble évidente et où il est de bon ton de condamner à brève échéance les éditeurs continuant à publier des journaux ou des magazines « papier ».

Il ne fait pas de doute que l’accélération du taux de raccordement des ménages à Internet dans les pays occidentaux depuis le début des années 2000 a généré une modification des pratiques d’accès à l’information, particulièrement vraie chez les moins de vingt-cinq ans pour lesquels le web représente une source apparemment inépuisable et gratuite de contenus écrits et audiovisuels sans cesse renouvelés.

Ainsi, comme je le soulignais dans mon rapport d’octobre 2008 pour notre commission des affaires culturelles sur l’impact des nouveaux médias sur la jeunesse, « selon un sondage Ipsos de novembre 2004, Internet est […] le média préféré pour 61% des 15-25 ans et l’Office des communications britannique a récemment mis en lumière le fait que le temps consacré à naviguer sur la toile était devenu, pour les jeunes britanniques, supérieur à celui passé devant la télévision. La génération digitale passe globalement 800 heures par an à l’école, 80 heures à discuter avec sa famille et 1 500 heures devant un écran ».

La désaffection parallèle des jeunes générations pour la lecture de la presse écrite d’information générale ne serait pas inquiétante en soi si ce public était suffisamment averti de la qualité et du statut des contenus en ligne. Or, les 15/25 ans ont majoritairement tendance à naviguer sur la toile de lien en lien, au gré de leur inspiration, plutôt qu’à faire une recherche précise ou à mobiliser des sites qu’ils connaîtraient par avance, constat qui m’a amené, dans le rapport précité, à mettre en garde contre le potentiel de manipulation et de désinformation que recèle Internet.

Dans ce contexte, difficile de croire à l’avenir des journaux quotidiens et, même, de la grand’messe du « Vingt heures » télévisé, d’autant plus depuis que des titres comme Le Monde, Libération ou La Tribune ont connu de graves difficultés économiques entraînant des réductions d’effectif jusque dans les rédactions et de douloureux changements de management, alors que L’Humanité ou France Soir paraissent en état de perpétuelle convalescence.

Cette macabre impression est confirmée, ces dernières semaines, par la brutale descente aux enfers de puissants groupes de presse américains, comme Tribune, éditeur du Los Angeles Times et du Chicago Tribune, placé sous la protection de la loi sur les faillites en décembre dernier alors qu’à la même époque, les propriétaires du New York Times, confronté à une chute de 13% des recettes publicitaires du quotidien de référence new yorkais en 2008, décidaient d’hypothéquer le prestigieux siège du journal, en plein cœur de Manhattan.

Parallèlement, deux des principaux éditeurs européens de presse, l’allemand Bertelsmann et l’italien Mondadori, envisagent 2009 comme une « annus horribilis » pour leur secteur, qui serait marquée par un recul des recettes publicitaires supérieur à 10%. Ces sombres perspectives d’activité ont d’ores et déjà incité Bertelsmann à interrompre la publication de trois magazines en Europe.

Si le fait que des groupes de médias soient touchés significativement par la crise économique actuelle n’est pas une surprise, le phénomène est inquiétant dans la mesure où l’édition et la diffusion de journaux et de magazines sur support « papier » sont des activités déjà fragilisées par la révolution numérique.

Or, malgré la baisse importante des investissements publicitaires que connaîtront les médias en général en 2009, il est probable que ceux réalisés sur Internet continueront à progresser au détriment des chiffres d’affaires des autres supports. En 2008, Internet captait ainsi 15% des investissements publicitaires contre seulement 9,6% en 2006. Ce sont 516 millions d’euros de recettes publicitaires, en augmentation de 12,6% par rapport à 2007, qu’a engrangées Internet l’année dernière, contre 316 millions pour les quotidiens nationaux, un montant en baisse de 4,4% par rapport à l’exercice précédent. Cette évolution structurelle du marché de la publicité est en fait représentative de l’intérêt grandissant des annonceurs pour des supports permettant une segmentation fine des publics visés.

Dans cette conjoncture, notre débat d’aujourd’hui pourrait donc facilement se résumer à la « chronique d’une mort annoncée », dont la conclusion prendrait la forme de l’épitaphe suivante : « A la presse écrite défunte, Internet triomphant ».

Pourtant, si les défis à relever pour la presse écrite en particulier et pour les médias d’information en général sont nombreux et complexes, nos journaux « papier » pourraient encore vivre de longues années de bonheur avec leurs lecteurs.

Quelles sont nos raisons d’espérer ? Et quelles sont les conditions qui permettraient d’envisager sans inquiétude l’avenir de notre presse écrite ?

D’une part, selon les résultats d’une étude récente et contre toute attente, la presse quotidienne a gagné des lecteurs en France en 2008 : +2,6% pour les quotidiens régionaux, qui recueillent ainsi une audience de 17,8 millions de personnes, +0,9% pour les quotidiens nationaux, avec 8,8 millions de lecteurs, et même +4% pour les « gratuits », avec 4,4 millions de lecteurs.

D’autre part, les résultats d’une enquête réalisée par l’institut MRCC pour sept quotidiens nationaux, huit quotidiens régionaux et dix-sept magazines à l’occasion des Etats généraux montrent que les lecteurs de la presse écrite choisissent celle-ci parce que journaux et magazines sont les supports d’information les plus indispensables à la démocratie et qu’ils sont aussi les plus riches en informations de toutes sortes.

Cependant, les mêmes lecteurs jugent que la presse écrite a des points faibles rédhibitoires, qui constituent autant de raisons de ne pas acheter journaux et magazines : ainsi, les personnes interrogées estiment que les prix de la presse écrite sont élevés, suscitant la réflexion « on n’en a pas pour son argent », et que les journalistes de ses titres sont moins indépendants et moins objectifs que ceux des autres supports.

Autrement dit, pour continuer à acheter la presse, nos concitoyens la souhaitent riche, proche et agréable tout en étant moins chère et plus crédible dans son contenu.

Les Français, et l’on peut raisonnablement croire que c’est le cas des habitants des autres pays développés, semblent donc attachés à une presse de qualité, généraliste et accessible.

Or, il faut constater que les principaux groupes de médias prennent, pour s’adapter à ce que seraient les évolutions d’un marché déstabilisé par Internet et la gratuité, des options de développement susceptibles de décevoir ces attentes.

Ainsi, en tentant de pratiquer un journalisme plus rentable, les patrons de presse réduisent la pagination des quotidiens et des magazines généralistes et n’hésitent plus à licencier des journalistes pour réduire les coûts de fonctionnement des équipes rédactionnelles. Parallèlement, ils cherchent à développer des stratégies « multimédia », en multipliant, sur papier ou sur Internet, les éditions spécialisées animées par des « rédactions bis » composées de jeunes gens reproduisant à longueur de journée des dépêches d’agence.

Cette « perte de substance » du métier de journaliste amène d’ailleurs Jean-Marie Charon, sociologue des médias réputé qui a participé aux travaux du Pôle « presse et société » des Etats généraux, à proposer que les journalistes « assis » soient moins bien rémunérés que les journalistes « debout ». Convenant lui-même du caractère provocateur du propos, son auteur s’en explique en estimant nécessaire d’interpeller les éditeurs sur l’importance pour la presse de rendre compte d’une information originale, « de première main », « obtenue dans un rapport direct avec les acteurs de l’actualité ».

Cette logique purement économique suscite l’inquiétude des journalistes de la plupart de nos titres de presse, et même des équipes de l’Agence France-Presse (AFP), dont le PDG envisage de faire évoluer le capital à court terme selon le scénario qui a conduit à la privatisation de La Poste. Pouvez-vous, Mme la Ministre, nous livrer votre point de vue quant à ce changement potentiel de statut de l’AFP ?

La mutation accélérée du métier de journaliste préoccupe au sein même de la profession. Ainsi, Bernard Poulet, rédacteur en chef à L’Expansion, dans un essai paru récemment (La fin des journaux et l’avenir de l’information, Paris, Gallimard, 2009), conclut à la disparition progressive du métier de journaliste tel qu’il existait jusqu’alors, dont le cœur était constitué par le travail d’enquête, plus assez rentable pour être adapté à ce que seraient les nouveaux modes de consommation de l’information.

Pourtant, en contradiction avec les attentes de la société à l’égard de la presse, cette tendance risque d’approfondir le fossé entre des journaux d’information générale aux contenus de plus en plus pauvres et de plus en plus ciblés, et leurs lecteurs.

Ce fossé s’agrandira d’autant plus que la concentration dans le secteur des médias s’accroîtra.

En effet, particulièrement dans des temps sombres de profonde crise économique et sociale, nos concitoyens cherchent une information libre, traitée par des rédactions indépendantes. Or, selon une enquête récente réalisée pour La Croix, une part considérable des Français – 63% ! – pensent que les médias ne sont pas indépendants face aux pressions politiques et économiques.

Dans un pays où la grande majorité des titres de presse et des chaînes de télévision et de radio appartiennent à des conglomérats non seulement présents dans la communication mais dont le principal des revenus est généré par des commandes publiques (dans les secteurs des travaux ou de l’armement), nos concitoyens font, par là, preuve de beaucoup de lucidité.

Il est certain qu’en affirmant régulièrement que le principal problème de la presse en France réside dans le manque de concentration des éditeurs, le président de la République ne rassure pas les lecteurs des journaux sur le devenir de l’indépendance éditoriale des titres.

Qui plus est, en multipliant les interventions directes auprès des rédactions et les critiques à l’emporte-pièce à l’égard des journalistes, le chef de l’Etat fait montre d’une tentation bien mal réprimée de contrôle de l’information qui correspond mal au rôle de contributeur essentiel au débat démocratique que les Français veulent voir jouer à la presse.

De ce point de vue, la récente loi bouleversant l’ensemble du paysage audiovisuel afin d’organiser la mise sous tutelle du pouvoir du service public de la radio et de la télévision ne rassure pas sur les projets du président Sarkozy pour la presse d’information générale.

Dans ce contexte, les Etats généraux ont certes constitué une occasion importante de débattre de l’avenir de la presse écrite, mais ont aussi manifesté le manque de maturité certain de notre société démocratique, où le recours à l’Etat pour soutenir des contre pouvoirs est appelé de leurs vœux par les acteurs mêmes de ces contre pouvoirs.

Or, s’il est habituel qu’en France, la politique d’aide à la presse et aux médias dépende du ministère quasi-régalien qu’inaugura Malraux il y a cinquante ans, il n’était sûrement pas dans les projets du fondateur de la 5e République de voir l’hôte de l’Elysée jouer les rédacteurs en chef des télévisions, radios, magazines et quotidiens de tout l’hexagone.

Ces Etats généraux ont en effet surtout pêché par leur vice essentiel : avoir été organisés à l’initiative du chef de l’Etat et pilotés directement par son équipe de collaborateurs. Difficile, dès lors, de faire croire que la presse n’est pas sous influence, surtout lorsque Bolloré, Dassault et Lagardère détiennent les principaux leviers de commande économiques du secteur et que les journalistes ont été quasiment exclus des travaux des Etats généraux. De plus, le temps imparti pour répondre à un véritable enjeu de société fut bien court…

Les résultats des Etats généraux suscitent donc légitimement la suspicion, même si certaines propositions, comme la création d’un statut d’éditeur de presse en ligne, vont naturellement dans le bon sens, sous réserve de leurs conditions de mise en œuvre.

En réalité, le catalogue de mesures catégorielles dont ont accouché ces Etats généraux n’est pas à la hauteur du défi posé par la société à ses journaux et magazines : recréer de la confiance entre la presse écrite et tous les citoyens en quête d’une information fiable et plurielle.

Certaines propositions du Livre vert sont d’ailleurs inquiétantes à cet égard : le doublement de la part des investissements publicitaires de l’Etat consacrés à la presse n’est-il pas une fausse bonne idée dans une république dont les citoyens jugent les médias déjà trop proches des pouvoirs politiques et économiques ? Comment sera perçue par les Français l’insertion pleine page de campagnes de communication gouvernementales dans leurs quotidiens préférés ?

Plus fondamentalement, la question de la régulation des concentrations dans le secteur des médias n’a pas été posée dans le cadre de ces Etats généraux, et on le comprend au regard de la position du chef de l’Etat à ce sujet.

En effet, la concentration de nombre de titres de la presse d’information et d’importantes chaînes de radio et de télévision aux mains de puissants groupes industriels et de services, dont les patrons sont quasiment tous « proches » du président de la République et dont la plupart ont une part significative de leurs revenus assurés par des commandes publiques, constitue une anomalie dans les démocraties occidentales.

Il est donc plus que temps, Mme la Ministre, d’envisager sérieusement, et sans esprit de polémique, d’interdire aux groupes dont le chiffre d’affaires est substantiellement assuré par des revenus tirés de commandes publiques de détenir des entreprises de médias d’information.

Ce dispositif anti-concentration ne réglerait cependant pas les questions liées à la place et au rôle des rédactions dans ces entreprises.

De ce point de vue, notre assemblée s’était honorée, durant la discussion du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision, en approuvant un amendement de notre groupe faisant obligation aux chaînes de notre télévision publique d’être dotées d’une rédaction propre dirigée par un journaliste.

Malheureusement, cette disposition fut vidée de son contenu en commission mixte paritaire par les députés de l’UMP. Mais de quoi ceux-ci ont-ils donc eu peur, sinon des foudres du chef de l’Etat ?

En tout état de cause, l’élaboration de chartes rédactionnelles ne suffira pas à garantir l’intégrité des rédactions de chaque titre dans les groupes de presse, qui ne pourra être efficacement assurée que par la reconnaissance juridique de ces dernières.

Dans cette perspective, on attendra beaucoup de la conférence nationale des métiers du journalisme, apparemment appelée à se réunir rapidement, car que serait une rédaction, même à l’âge numérique, sans journalistes ?

Cette conférence devra se saisir des questions de déontologie et faire des propositions pour l’élaboration du futur code annexé à la convention collective nationale de travail des journalistes. Il lui faudra aussi chercher les moyens de reconnaître la place des pigistes, qui se sentent souvent déconsidérés alors qu’ils apportent, notamment dans la presse quotidienne régionale, une contribution essentielle à la couverture de l’information.

La profession devra par ailleurs veiller à ce que l’évolution du régime des droits d’auteur des journalistes ne tende pas à la logique du copyright. Sur ce plan, un amendement de notre collègue Marie-Christine Blandin à la loi relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information de 2006 a permis d’éviter que les photographes soient victimes d’une telle dérive.

La vigilance est d’autant plus de mise que les grands éditeurs de presse magazine, au travers du Syndicat de la presse magazine et d’information (SPMI) et par la voix de sa présidente, Anne-Marie Couderc, n’ont pas rendu les armes sur ce terrain.

Enfin, il serait irresponsable de se pencher sur l’avenir de la presse sans envisager l’éducation aux médias dans nos sociétés modernes, où la communication et jusqu’aux échanges inter personnels sont de plus en plus numérisés.

Ici, et pour conclure, je rappellerai rapidement les propositions que je faisais pour notre commission des affaires culturelles dans mon rapport d’octobre 2008 sur les nouveaux médias et la jeunesse, en constatant que l’école accueille aujourd’hui des enfants surexposés à une information fragmentée véhiculée par des supports technologiques multiples.

L’éducation aux médias étanr l’un des parents pauvres de notre système éducatif, il paraît essentiel qu’en partant des pratiques des enfants et des adolescents, des heures spécifiquement dédiées à l’éducation aux médias, pendant lesquelles le travail en faible effectif serait privilégié, soient incluses dans les emplois du temps.

Sachant cette orientation pleinement partagée par notre commission des affaires culturelles, je voudrais, Mme la Ministre, que vous puissiez prendre rapidement, en relation avec votre collègue chargé de l’Education nationale, des engagements en cette matière.

La presse écrite d’information générale a tout à gagner au développement de l’éducation aux médias, à tous les médias, mêmes ceux concurrençant directement son audience. En effet, nos concitoyens, dont les plus jeunes d’entre eux, sont plus que jamais demandeurs de sources d’information diversifiées et crédibles, de qualité et indépendantes.

Dans un environnement politique et économique instable, cette demande de repères, de moyens de se forger, en toute liberté, sa propre opinion, est une bonne nouvelle pour la démocratie : il ne faut pas la décevoir !