Le texte de mon intervention :

Le Sénat s’est souvent illustré par sa défense intransigeante des grandes libertés ; il a su mener de justes combats pour étendre et conforter ce qui fait la dignité de l’Homme. Aujourd’hui, un péril mortel menace nos démocraties. Victor Hugo disait en 1848 : « la liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre ». Cette proposition de loi vise à ajouter une pierre à cet édifice jamais achevé.

La presse telle que nous la connaissons est en déclin continu, menacée par la violence qui veut la museler. En 2018, 80 journalistes ont été tués, dont 49 assassinés en raison de leur profession. En dix ans, 702 journalistes ont trouvé la mort, 348 sont emprisonnés, 60 sont otages. Cette violence contre les journalistes est inédite. En France, ils subissent insultes et agressions, encouragées par des dirigeants politiques légitimant la haine contre les journalistes. Et je passe sur ces États qui interdisent tout simplement l’information libre et non faussée, jusqu’au cœur de l’Europe !

Le danger est aussi économique. Toute la chaîne de valeur est menacée. Le nombre de journaux distribués est passé de 7 milliards en 2009 à 4 milliards. Le chiffre d’affaires de la presse baisse de 4,5 % par an, les recettes publicitaires de 7,5 %. Conséquences de cette spirale mortifère, les kiosques ferment, Presstalis est en quasi-faillite, l’AFP est en difficulté – fragilisant une certaine conception du débat d’idées. Avec internet, la vente papier a basculé vers le numérique où les géants s’accaparent une part écrasante des recettes publicitaires. L’internaute se contente en effet souvent des Snippets, ces résumés de quelques lignes qui apparaissent sur les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux, et ne se rend pas sur le site de l’éditeur. C’est une spoliation : Google et Facebook récupèrent 2,4 milliards d’euros sur un marché de 3,5 milliards d’euros, sans produire la moindre ligne ou la moindre photo. Les éditeurs, eux, se contentent de 13 % des recettes.

Si la proposition de loi que j’avais déposée en 2016 n’avait pu être examinée, l’accueil favorable réservé à celle-ci et nos échanges constructifs avec le ministre montrent que nous prenons enfin la mesure des risques. Ce texte crée pour les éditeurs et les agences de presse un droit au respect des œuvres réalisées sous leur contrôle et leur responsabilité, sur le modèle du droit voisin des artistes interprètes ou des producteurs audiovisuels.

Ce droit n’enlève rien au droit d’auteur mais l’adapte au monde de l’internet : éditeurs et agences de presse pourront négocier des licences rémunérées auprès des moteurs de recherche et des réseaux sociaux pour l’utilisation de leurs contenus. Les journalistes et les photographes seront associés aux revenus générés. Nous proposons la mise en place d’une ou de plusieurs sociétés de gestion collective des droits, sur le modèle de la Sacem ou la SACD. La navette aura beaucoup à faire. L’essentiel est de mettre en place un rapport de force favorable aux éditeurs et agences de presse face au pouvoir quasi monopolistique des géants de l’internet. Pour l’instant, nous ne prévoyons pas d’obligation d’adhérer à une société de gestion collective. Ceux qui feraient cavalier seul mineraient toutefois l’efficacité du système et leur propre pouvoir de négociation. Aucun éditeur ne peut réellement dialoguer avec les Google et Facebook face à la menace du déréférencement. L’unité sera la clé du succès.

L’amendement de M. Ouzoulias à l’article 3, même si sa rédaction est imparfaite, sera l’occasion de le réaffirmer. Compte rendu analytique officiel Sénat jeudi 24 janvier 2019 14 La gouvernance des sociétés de gestion sera complexe et il faudra veiller à la représentation la plus large possible des éditeurs, sans reproduire les erreurs qui ont conduit aux difficultés de Presstalis. Les sociétés de gestion doivent être au service de tous. Enfin, il faudra veiller aux modalités de répartition des revenus entre bénéficiaires. La presse de qualité, indépendante et libre, devra en bénéficier prioritairement, et non les « fermes à clics » racoleusesL Le sort de cette proposition de loi dépend aussi du succès des négociations européennes sur la directive Droits d’auteur, dont l’article 11 crée un droit voisin au profit des éditeurs et des agences de presse. Mais son article 13 a suscité un intense lobbying qui a retardé l’adoption de la directive. Alors que nous en étions à l’étape du trilogue, onze États, dont l’Allemagne, s’y sont à nouveau opposés il y a quelques jours. Or le temps presse : une absence d’accord avant la fin de la législature repousserait de plusieurs années l’adoption d’un cadre commun.

En cas de succès, la proposition de loi, que j’ai souhaité aligner autant que possible sur les termes de la directive, pourra servir de base à une transposition rapide de celle-ci. J’ai donc laissé de côté le champ des exemptions pour les Snippets, afin de pouvoir intégrer la définition que donnera la directive et de ne pas fragiliser la position française en cours de négociation. En cas d’échec des négociations, la France devra prendre ses responsabilités pour sauvegarder sa presse. La proposition de loi pourra alors constituer les prémices d’une législation nationale. Bien entendu, il faudra l’affiner dans la navette mais nous sommes tous d’accord sur le principe.

La France s’honorerait à mettre en place un dispositif efficace qui tienne compte des exemples allemand et espagnol. Nul doute que d’autres pays nous rejoindraient rapidement. Il s’agit de co-construire une législation qui réaffirme l’importance, pour la qualité du débat démocratique, d’une information libre indépendante et pluraliste. Or l’information a un coût élevé. Nous élaborons une législation pour le siècle qui vient. La presse doit être défendue contre la toute-puissance des géants du numérique. C’est donc avec enthousiasme et espoir que je vous propose d’adopter cette proposition de loi.