SENAT – SESSION ORDINAIRE 2010-2011

Séance publique le 2 février 2011 – Projet de loi relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité –

Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Monsieur le Ministre, mes chers collègues.

Je veux commencer mon propos par vous faire partager une première conviction, en évoquant deux souvenirs.

Le premier c’est ce Tunisien, ingénieur de formation, marié à une française et père d’un enfant né en France, vivant et travaillant avec un contrat de travail comme réceptionniste dans un grand hôtel parisien depuis de nombreuses années, rencontré au centre de rétention de Vincennes, arrêté au hasard d’un contrôle de police alors qu’il n’arrivait toujours pas à être régularisé, dans l’attente de son expulsion, désespéré dans une petite cours entourée de grillage et de préfabriqués, qui me demandait de plaider son cas.

Le deuxième, c’est ce jeune Egyptien, rencontré au centre de rétention du Mesnil Amelot, arrêté à la gare du Nord au petit matin alors qu’il allait travailler comme chaque jour depuis plusieurs mois. Je me souviens de son regard timide mais qui m’appelait à l’aide de toute sa détresse.

Je les ai aidés. Parce que sans attendre ce qui occupe l’actualité internationale aujourd’hui, je comprenais, je savais, que vivre la détresse sociale, y compris quand on a des diplômes, et en plus la privation totale de liberté démocratique, justifiait qu’on cherche ailleurs dans le monde un petit coin vivable, comme beaucoup à travers le siècle dernier l’ont fait, et dont les descendants directs font partie aujourd’hui de notre peuple, peut-être même y en a-t-il ici dans cet hémicycle ?

Les accueillir, ou au moins, les traiter, respectueusement, les regarder autrement que comme des criminels, eux, qui ne relèvent pas d’une condamnation de justice mais d’une décision administrative, les soigner quand ils sont malades, voilà ce qu’on attendrait de la France, voilà ce qu’on leur disait de la France, voilà pourquoi notre pays a pu avoir une stature morale exceptionnelle pour les peuples du monde.

Voilà à quoi je pense, voilà ce que je souhaite que chacun d’entre vous puisse méditer, au moment de débuter cet énième débat sur une énième loi sur l’immigration. D’autant que la France n’a pas aidé à ce qu’ils aient envie ou les moyens de rester au pays, en vivant dignement et librement, quand notre gouvernement a accepté, a accompagné parfois, dans un silence jusqu’au dernier instant, les dictatures politiques et voleuses de richesses économiques qui leur rendaient chez eux la vie impossible. Voyez, maintenant que vous savez, que vous reconnaissez, que tout le monde voit, et salue l’immense courage de ces peuples, au moment de légiférer à nouveau  sur eux, pour durcir encore plus leurs conditions, pensez aux centaines de milliers de tunisiens, pensez aux milliers d’Egyptiens, et à travers eux, à tous les étrangers qui vivent sur notre territoire, aux Afghans qui fuient les Talibans, aux Roms discriminés en Roumanie et ailleurs, qui vivent ou essayent de vivre en France.

Et posez-vous la question : méritent-ils, alors que la législation abonde déjà de tracasseries, d’hypocrisie, d’humiliation, de criminalisation, qu’on aille encore plus loin dans tous les domaines (accueil, conditions du séjour, rétention), jusqu’au point de ne pas les soigner?

La deuxième conviction que je veux vous faire partager est celle concernant la déchéance de la nationalité. Rien de concret, d’urgent, pour la régulation des flux migratoires et l’intégration, pour l’ordre public, ne nécessitait une telle mesure qui ne concernera au plus que quelques personnes. C’est donc, volontairement pensée, une mesure symbolique, qui veut envoyer un message à la société. Symbolique d’une idéologie qui vient rompre ce qui pouvait faire consensus chez tous les républicains convaincus.

Symbolique aussi de cette course que certains veulent engager sur le terrain des nationaux populistes d’aujourd’hui, soi-disant pour les réduire. Se faisant, vous avez renoncé à défendre bec et ongles des principes qui ont toujours guidé la France, qui élevaient celles et ceux qui se laisseraient aller à la tentation de haïr l’Autre quand ça va mal.

En accompagnant ses sentiments faciles, en les légitimant, et donc en les renforçant, vous avez renoncé à combattre la part d’ombre qui existe en chacun de nous mais que notre conscience affronte tous les jours pour faire société et civilisation.

Mes chers collègues, arrivé à 8 ans en France avec ma famille, marocain de nationalité, j’ai été naturalisé français, et aujourd’hui devant vous, avec vous, je suis un représentant de notre République et de notre Nation. Est-ce que quelqu’un dans cet hémicycle serait plus français que moi ? Je vous pose la question. Et je la pose d’autant plus que quand je l’ai posée sur un plateau de télévision au député UMP Myard il n’a pas voulu me répondre malgré mon insistance, il m’a dit « c’est à vous de le dire » comme s’il parlait à quelqu’un qui demande sa nationalité et qui doit faire ses preuves. Il pouvait tout simplement dire « oui », mais il n’y arrivait pas. J’étais abasourdi, et j’ai compris que cette déchéance ne visait pas que quelques meurtriers, assez fous, hors la loi et hors principe, pour tuer un policier, risquant la perpétuité, mais qui tout à coup se raviseraient parce qu’ayant peur d’être déchu de leur nationalité. Non, j’ai compris qu’il fallait installer l’idée, qui ne pouvait même pas épargner un représentant de la nation, qu’il y a deux catégories de français; et qu’il y en a une, la légitime, la vraie, à laquelle jamais ne pourraient accéder des millions de naturalisés, pas plus que moi-même. Il m’avait avec eux déjà déchu du même statut que lui.

Voilà la sale besogne !

Je veux vous interpeller aussi sur les dynamiques que l’on peut créer, abrités derrière une mesure qui en apparence ne toucherait que quelques personnes. Une fois que vous installez volontairement ou pas, l’idée qu’il y a deux catégories de nationaux, une fois que vous légitimez cette idée dans le droit, d’autres, dans un autre contexte que personne ici ne souhaite vivre, pourront plus facilement aller plus loin. Ce n’est pas une vue de l’esprit, puisque le passé et le présent, sont là pour nous avertir.

Le passé : certains n’ont-ils pas été plus loin au moment le plus sombre de l’histoire de la France, en procédant à des dizaines de milliers de déchéances de la nationalité ? Avec des hommes politiques pour le théoriser, des fonctionnaires pour mettre en œuvre, et même une certaine population pour se taire. Ils ne venaient pas de nulle part, ils étaient déjà là avant, avant que la République soit déchue elle aussi.

Je vous le dis avec force en mesurant mes mots, d’autant plus que je suis consterné que l’on puisse parfois comparer des arrestations et des expulsions injustes, à des rafles qui finissaient par l’extermination. Je ne supporte pas la banalisation des horreurs singulières de l’histoire.

Par contre, je sais aussi comparer ce qui peut l’être, et comprendre à la lumière du passé, que si on laisse s’installer l’idée qu’il y a deux catégories de français, que des français peuvent en plus de la peine légitime encourue par tous s’ils contreviennent à la loi, se voir retirer la qualité de français, alors d’autres pourront plus facilement, sur la base de cette même rupture d’égalité, élargir le champ de son application. Nous ne voulons pas leur faciliter la tâche, nous ne voulons qu’aucune brèche vienne fissurer notre socle constitutionnel d’égalité de tous les citoyens devant la loi. Mais cette prévention n’est pas seulement un enseignement de notre histoire.

Le présent : c’est qu’un parti, qui a pignon sur rue, qui peut distiller tranquillement son poison, qui voit même son Congrès retransmis en direct, propose déjà d’élargir considérablement cette possibilité de déchéance dans son programme actuel, que je vais vous citer : « La déchéance de la nationalité pourra être prononcée par la juridiction concernée dans le cas de naturalisation acquise depuis moins de 10 ans et dans le cas de crime ou délit grave ayant entraîné une condamnation à plus de 6 mois de prison, non assortie de sursis ». Voilà pour ceux qui considèrent la fille plus respectable que le père.

Notre vigilance à ne jamais, par facilité, mettre le doigt dans un engrenage malsain et contraire, tant à nos valeurs, qu’à notre Constitution, nous voulons sincèrement vous la faire partager. Oui, notre Constitution, comme mon collègue Jean-Pierre Sueur va le démontrer, affirme deux choses : d’une part que les Hommes sont égaux devant la loi et d’autre part, qu’on ne saurait distinguer les citoyens entre eux. Votre proposition, enfin celle que vous défendez Monsieur le Ministre, est contraire à ces deux principes constitutionnels et fondateurs de notre République. Et je souhaite avec mon groupe socialiste, qu’il ne se trouve pas, ici, de majorité pour la voter.