En séance, je suis intervenu pendant les discussions sur la proposition de loi de lutte contre la manipulation de l’information pour expliquer pour je m’oppose à ce texte porté par le nouveau ministre de la Culture.

Ce texte est motivé par des engagements pris par le Président de la République, il n’est pas issu d’une volonté réelle de résoudre ce problème devenu crucial qu’est le déversement de fausses informations. Une preuve de l’inefficacité de ce texte, le ministre lui-même a passé 6 minutes à expliquer pourquoi le sujet est important alors qu’en tant que député, il a voté contre ce texte lors des deux lectures à l’Assemblée.

Seul le parti de la majorité a voté pour, il n’y a pas de projet transpartisan sur un phénomène pourtant capital pour notre démocratie.

Je vois un double danger dans ce texte, d’une part, on risque de faire croire qu’on a résolu le problème des fausses informations alors que le texte restreint le périmètre aux périodes électorales. D’autre part, le projet veut faire délibérer des juges en 48 heures plus autant en appel. Cela fait 4 jours pour avoir une décision.

Cette loi ne répond donc pas au déversement d’informations fausses dans les 4 derniers jours d’une campagne électorale. Cette loi est inefficace et dangereuse, notamment pour la liberté d’expression.

La retranscription de mon intervention :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, madame, monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, le Gouvernement sollicite à nouveau notre chambre après l’échec de la commission mixte paritaire.

Le texte qui nous revient de l’Assemblée nationale est presque identique à celui que nous avons examiné en première lecture. Il me semble que l’essentiel a donc déjà été dit. Quoi qu’il en soit, le Sénat n’a été ni entendu ni écouté.

Nous avons déjà dénoncé l’acharnement à faire passer coûte que coûte cette proposition de loi, parce qu’elle avait été promise dans son principe par le Président de la République lors de sa campagne électorale pour lutter contre le déversement massif des fausses informations, qui altèrent l’espace public et le débat démocratique. Ce combat nous est cher, et nous l’estimons fondamental pour notre démocratie.

Toutefois, malgré les alertes des spécialistes et des journalistes, malgré les dangers pour la liberté d’expression, malgré l’inutilité et l’inefficacité des dispositions prévues, sur le plan politique comme sur le plan juridique, la discussion du texte n’a laissé place à aucun travail transpartisan, ni à aucune recherche d’un consensus minimal entre les partis démocratiques et républicains. D’ailleurs, dans les deux assemblées, seuls les partis de la majorité l’ont voté. (Exclamations.)

Monsieur le ministre, je veux vous rappeler que votre parti lui-même a voté contre et que, vous-même, vous n’avez pas voté, lors des deux lectures à l’Assemblée nationale, ce projet que vous avez essayé de défendre tout à l’heure devant nous. Au reste, je loue l’effort que vous avez ainsi consenti !

Cependant, dans les six premières minutes de votre intervention, vous avez estimé, énumérant le pacte international, l’éducation aux médias, les décisions qui doivent être prises au niveau européen, entre autres, que l’ampleur du danger nécessitait des réponses qui ne figurent pas dans la proposition de loi. D’ailleurs, comme vous l’avez souligné, les plateformes que sont Twitter et Facebook ont déjà commencé à fermer des comptes à partir desquels étaient diffusées de fausses informations lors du débat électoral aux États-Unis.

Il a donc été admis, à l’Assemblée nationale comme ici, surtout en dehors de la présence du public, que ce texte ne va rien changer, qu’il n’est pas efficace, qu’il faudra vite passer à autre chose, mais qu’il était absolument nécessaire de le voter, parce qu’il s’agissait d’une promesse électorale du Président de la République.

Un tel procédé est assez désagréable pour les sénateurs, qui ont l’habitude d’étudier les textes de loi au fond et de les amender, y compris quand ils y sont globalement opposés.

Si le Sénat, à l’unanimité, à l’exception des membres du parti de la majorité présidentielle, ne veut même pas discuter des dispositions de la proposition de loi, c’est parce que nous pensons que le danger est double.

Premièrement, on veut nous faire croire que l’on pourrait lutter contre la fausse information au moyen d’un texte dont le périmètre est, de fait, réduit aux seules élections.

Tous les jours, nous sommes abreuvés de fausses informations. D’ailleurs, ceux qui développent des stratégies électorales ne commencent pas à déverser de fausses informations dans le mois précédant l’élection ! Ils s’y prennent deux années auparavant, pour amener l’opinion à voter de manière réflexe le moment venu. Dès lors, une législation ne permettant d’agir que sur les fausses informations délivrées pendant les périodes électorales se révélera inefficace.

Deuxièmement, je veux évoquer l’outil juridique qu’est le référé. Celui-ci laisse quarante-huit heures au juge pour rendre son verdict. Avec l’appel, le délai de décision est porté à quatre jours.

Par conséquent, le juge ne pourra se prononcer sur les fausses informations qui interviendraient dans les quatre derniers jours précédant les élections. Or on sait que ces derniers voient le déversement d’un maximum d’informations effrayantes, car il n’est plus possible de leur apporter de contradiction.

Vous avez voulu, à juste raison, répondre aux préoccupations exprimées sur les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté d’informer que pourrait constituer le retrait d’informations par le juge. Pour ce faire, les possibilités de celui-ci ont été limitées par plusieurs obligations.

On peut parier que le juge, bordé par autant de limites, renverra l’affaire chaque fois que subsistera un certain flou, chaque fois que l’on pourra lui reprocher d’avoir rendu un verdict un peu à l’emporte-pièce, sans avoir tenu compte de tous les éléments en présence.

Les informations qui lui auront été soumises et qui n’auront pas donné lieu à une condamnation seront, de fait, validées aux yeux de l’opinion publique, même lorsqu’il s’agira de fausses informations. Les autres, déversées par milliers, pourront aussi se prévaloir de cette absence de condamnation…

Je considère donc que le dispositif de cette proposition de loi est à la fois inutile et potentiellement dangereux. Il ne résout pas le problème majeur, que les intervenants précédents et vous-même, monsieur le ministre, avez évoqué : au Brésil, des industriels ont acheté des centaines de milliers de messages, diffusés non sur les réseaux sociaux de type Twitter ou Facebook, mais via la messagerie WhatsApp. Ils ont déversé de fausses informations sur les comptes les plus influents de discussions privées instantanées.

Comment faites-vous avec ces pratiques, de plus en plus utilisées ? Quand on achète des listes de mails pour y déverser des liens qui se dupliquent, c’est chaque lien, un par un, qu’il faudrait défaire ! Vous pouvez condamner l’émetteur, mais obtenir que les millions de personnes qui se transmettent automatiquement le lien le retirent, c’est impossible.

Cette proposition de loi ne répond donc pas à l’enjeu, incroyablement important, qui est devant nous.

La vraie question a été bien exposée par le directeur du journal Le Monde : au lieu de donner l’illusion que l’on va, avec une telle loi, lutter contre la fausse information, il faut, dit-il en substance, se demander d’abord pourquoi les citoyens sont aujourd’hui aussi disposés à croire cette fausse information. En d’autres termes, il faut se poser la question du sens, de la démocratie, des valeurs qui animent le débat public.

M’appuyant sur la campagne électorale brésilienne, à laquelle Catherine Morin-Desailly a fait référence, je retournerai le propos du directeur du Monde : même une information vraie peut être niée et présentée comme fausse.

Ainsi, je connais des Brésiliens qui prétendent que le président élu n’a jamais tenu de propos homophobes ou hostiles aux femmes, que ce sont des fake news. Or il est avéré, pour qui a un certain rapport à la vérité, que ces propos anti-femmes, anti-homosexuels et racistes, il les a bien tenus. Mais on ne veut pas le croire, parce que ceux qui le disent sont des adversaires politiques…

C’est donc le rapport à la vérité qui est en jeu. Or il est constamment dévalorisé. Ainsi, Donald Trump a affirmé que, à la fin de son discours d’investiture, la pluie avait cessé. C’est faux, tout le monde l’a vu sur les images ! De même, il a prétendu que la foule était plus nombreuse pour son investiture que pour celle d’Obama : c’est faux – les images le montrent –, mais on le croit…

Mes chers collèges, en plus d’être inefficace et, parce qu’elle peut limiter la liberté d’expression, dangereuse, cette proposition de loi donne l’illusion que l’on combat un phénomène central et les dangers qu’il comporte, alors qu’il n’en est rien ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)